1969. J’avais quinze ans. C’est à cette époque que j’ai rencontré l’oeuvre de Brassens. D’abord par une seule chanson. Ensuite par un album. La chanson, c’était Les Trompettes de la Renommée (qui figure sur le disque 7). L’album, c’était le 9ème. J’étais en classe de seconde au lycée Gérôme à Vesoul. C’est à la chapelle du lycée que nous nous retrouvions, avec Corinne et d’autres, pour écouter ce disque. Les paroles de Brassens ont probablement dû faire se retourner le Christ de la chapelle sur sa croix. Mais comme il ne pouvait pas se boucher les oreilles (because les clous), c’est probable qu’il garde encore en mémoire aujourd’hui les chansons de l’album 9 et qu’il les connaisse par coeur. Désolé pour ce supplice qui lui a été affligé. Mais j’ai dans l’idée qu’il a peut-être aimé ! Merci à Jean, l’aumonier du lycée, plus tard mon ami, aujourd’hui décédé, d’avoir permis ces moments que je considère aujourd’hui comme surréalistes et qui ont été importants dans mon histoire.
Comme dans tous les disques de Brassens, le thème de la mort est omniprésent. Peut-être plus encore avec ce neuvième disque.
La première chanson liée à ce thème est un modèle d’écriture. Cette Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, Brassens l’a travaillée pendant des années. J’avais lu qu’il avait écrit plus d’une cinquantaine de couplets et qu’il avait ensuite réduit la chanson à treize seulement. Mais même avec treize couplets, vidée des trois quarts de sa longueur, la chanson reste la plus longue jamais enregistrée par Brassens. Dan et Dom m’avaient offert un splendide coffret, reproduction des manuscrits de Brassens. C’est un livre enchanteur, on y suit à la trace la construction de certaines chansons. Voici par exemple un fragment de couplet, non terminé, que Brassens éliminera par la suite de la version finale :
Si l’on pouvait se faire enterrer n’importe où
J’aimerais qu’on creusât ma tombe sur la plage
De Sète mon petit village
Où le sable est si dégueulasse mais si doux.
Puis vient l’histoire cocasse d’une rencontre amoureuse entre Brassens et … un Fantôme de passage. Le sexe y est suggéré d’une manière très drôle : « Je conviai sournoisement, La belle à venir un moment, Voir mes icones mes estampes ». Mais ce genre d’histoire n’arrive pas dans la réalité, ce n’était qu’un rêve, le réveil est un peu brutal et un peu dur avec ce père qui secoue l’oreiller en criant « Vains dieux, tu vas manquer la messe ! ». Très belle chute. Ne dit-on pas d’ailleurs que Brassens commençait la chanson par la chute, puis qu’il la continuait à reculons, à rebours.
De toute l’oeuvre de Brassens, La fessée, est l’une de mes chansons préférées. Les mots sont si évocateurs qu’on imagine précisément la scène, dans tous ses détails. Le cadre est mortuaire, insolite (une chapelle ardente), l’histoire est amorale (draguer la femme d’un copain autour de sa dépouille funèbre), le sexe est plus que suggéré (« menteuse la félure était congénitale ! ») et il y a beaucoup d’humour (« un tablier de sapeur, ma moustache, pensez ») et de tendresse (« et le troisième coup ne fut qu’une caresse »). Du grand Brassens assurément. Une manière de désacraliser la mort. Pourquoi cette chanson n’est-elle pas plus connue ?
La mort donc mais aussi la maladie. Brassens fait taire les bruits qui courent sur son état de santé (ne dit-on pas qu’il est atteint d’un cancer) pour rendre la monnaie de la pièce à la profession journalistique qui colporte des rumeurs. C’est cocasse et il en reste ces vers qu’on gardera longtemps en mémoire :
Si j’ai trahi les gros, les joufflus, les obèses
C’est que je baise, que je baise, que je baise,
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brut’
Je suis hanté le rut, le rut, le rut, le rut !
(ce dernier vers étant un pastiche du texte de Mallarmé :
« Je suis hanté : l’azur, l’azur, l’azur, l’azur ! »)
L’amour est l’un des thèmes forts de Brassens, même s’il traite ce thème avec toujours beaucoup de retenue. La non-demande en mariage ne déroge pas à la règle. Il y a beaucoup de pudeur dans ce texte et un immense respect pour l’Autre (« De servante n’ai pas besoin … »).
On a souvent comparé Brassens à un chêne. Mais le chêne, aussi solide puisse-t-il paraître, comporte en lui-même sa propre fragilité. On n’oserait lui mettre en concurrence un vulgaire roseau. Et pourtant … Avec Le grand chêne, nous avons là l’une de ces chansonnettes dont Brassens a le secret. L’histoire est anodine mais la mélodie facile et enjouée fait qu’elle est restée dans la tête du public. Là aussi, toute l’histoire converge vers la chute (de l’histoire, pas de l’arbre) et cette idée un peu folle qu’il pourrait y avoir des arbres qui accèdent au paradis. Belle idée !
Brassens plein de retenue et de pudeur n’a jamais écrit de textes purement autobiographiques. Ce disque contient pourtant deux histoires qui sont largement inspirées d’expériences très personnelles : « Les quatre bacheliers » dans laquelle Brassens revient sur un petit cambriolage auquel il a participé et « L’épave » dans laquelle un flic devient le héros de l’histoire. Le flic est à condamner en tant que symbole mais derrière se tient aussi un Homme. Le discours est nouveau. Mais Brassens reste avant tout un anarchiste et affirme haut et fort, dans une autre chanson « Le pluriel », qu’il croit plus à l’individualité qu’aux groupements de tous poils :
« Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! c’est ma règle et j’y tiens… »
Quelques années plus tôt, avec sa chanson « La complainte des filles de joie », Brassens avait pris parti pour cette profession. Dans ce 9ème disque, il va jusqu’au bout de sa démarche et n’hésite pas à montrer du doigt l’amour libre et celles qui font preuve d’une Concurrence déloyale à l’encontre de nos bonnes professionnelles du sexe. L’époque est à la libération des moeurs, Brassens tient là des propos que d’autres pourraient trouver quelque peu réactionnaires. Cette chanson, qui va à contre-courant de l’époque et de l’air du temps, est sans doute à rapprocher de celle qu’il écrira plus tard, une petite merveille d’écriture : « Chansonnette à celle qui reste pucelle ». Mais nous en reparlerons ultérieurement.
Brassens a toujours été tourné vers le passé. « Hors du temps, intemporel » diront les admirateurs, « passéiste », voire « vieux con » diront les plus critiques. Avec « le Moyenâgeux », Brassens affirme sans ambiguïté son attirance pour une époque lointaine. On sait que Brassens a vécu, même au sommet de la gloire, dans l’appartement de « la Jeanne » dans des conditions de confort plus que spartiates. Brassens n’a jamais eu besoin que du minimum vital. Et même le lit ne fait pas partie de ce minimum vital :
Je mourrai pas à Montfaucon,
Mais dans un lit comme un vrai con.
Je mourrai même pas pendard
Avec cinq siècles de retard.
Avec Le Moyenâgeux s’achève le 9ème album. Cette chanson est effectivement la conclusion d’un disque (« l’album de la maturité ») qui, écouté avec quarante ans de recul, n’a pas pris d’âge, est resté un peu hors du temps et garde aujourd’hui encore toute sa fraîcheur et sa portée.