Article proposé par Brind’paille
« Est-ce la langue de là-bas que je ne comprenais pas, et qui doit maintenant se traduire en moi, peu à peu? Il y avait là-bas des événements, des images, des sons dont le sens vous échappe d’abord, qui n’étaient ni traduits, ni définis par les mots et, au-delà des mots, ils sont plus profonds et plus ambigus qu’eux ».
Voilà pour moi, définie par l’auteur lui-même, l’impression profonde de la ville de Marrakech sur Canetti et qu’il a choisi d’évoquer par petits récits.
Pour qui arrive dans cette ville, le plus étonnant est la place Djemâa El Fna. Cœur de la vieille ville, écrasée de soleil jusqu’au crépuscule, elle commence alors à frémir et s’emplit de badauds, saltimbanques, bonimenteurs, musiciens, mendiants …. Au fur et à mesure que le jour décline et que la foule arrive, le brouhaha augmente, ponctué de musiques, de cris, d’appels, de voix. L’atmosphère devient électrique, trépidante, et ne se détend que tard dans la nuit. C’est un condensé abrupt des diverses voix de la ville.
Canetti préfère isoler quelques unes d’entre elles, tout en leur laissant un peu de la « folie », de la cruauté, du rythme extrême de la place.
J’ai aimé ce livre car, à petites touches et par petits épisodes, s’y concentre toute la couleur de la ville : son côté dramatique, drôle, déconcertant, vivant, épuisant aussi, quelquefois à la limite du supportable ; on y sent la distance qui nous sépare, nous occidentaux, de ses habitants fiers, épiques, mais aussi pudiques, l’impuissance à comprendre totalement une civilisation différente de la nôtre.
Reconnaître un pays par ses voix est une tentative originale, d’une profondeur peut-être ignorée : « La répétition du même cri caractérise celui qui le lance. On s’en imprègne, on le connaît, il est désormais présent pour toujours. Il est ainsi, dans un caractère propre, nettement délimité, qui est justement son cri. On ne saura rien d’autre sur lui. Il se protège, le cri est aussi sa frontière ».
Parmi ces voix, celle des conteurs, « vêtus de façon voyante, en l’honneur de leurs mots« . Quelle belle façon de dire la vie!
En contrepoint, ces récits où les Français ne sont pas à l’honneur …
Dans la ville du dehors se dessine la ville du dedans, silencieuse, obscure, fraîche, avec ses cours qui s’ouvrent sur le ciel et ses terrasses qui sont
« comme une deuxième ville ». Une ville dont les femmes sont cachées, dont les façades sont des murailles, où l’étranger ne passe «
à aucun moment inaperçu ».
Mais aussi une ville qui accepte et s’ennoblit des plus humbles :
– le Marabout : « Il tourna vers moi un visage rayonnant, prononça une bénédiction à mon adresse et la répéta six fois de suite. La chaleur amicale qui se répandit sur moi pendant qu’il parlait était telle que je n’en avais jamais connu de semblable d’aucune créature humaine« .
– le mendiant du Mellah : « son appétit s’étendit comme un nuage de satisfaction sur la place.«
– les enfants, à la beauté touchante.
Le livre est aussi un regard sans complaisance, qui relate la dureté la plus féroce (les mendiants du cimetière israélite), à l’origine d’émotions troublantes « Je sentais combien il peut être séduisant de se faire couper tout vivant en morceaux par les hommes »; mais qui discerne aussi la beauté dans la misère la plus totale « Ce n’était plus au travers d’un tas de décombres que je marchais. Je savais maintenant où sa vie et sa lumière s’étaient concentrés » et qui est reconnaissant devant la vie qui s’exprime avec ténacité (L’Invisible).
Chacun de ces petits récits est comme un conte philosophique au cours duquel on traverse diverses sortes d’épreuves qui nous rendent, pour finir, meilleurs.