J’ai relu hier La vierge froide et autres racontars de Jorn Riel. Il s’agit d’une suite de petite anecdotes qui mettent en scène des personnages vivants dans l’extrême nord.
Que dire sur ce livre afin de lancer une éventuelle discussion ?
Il y a eux et il y a les autres. Eux, ce sont les membres d’une petite communauté de trappeurs vivant dans des conditions matérielles très difficiles. Il sont là comme s’ils l’avaient toujours été et font partie du paysage. Les autres, ce sont les nouveaux, ceux que la Compagnie envoie chaque année pour relever de leur fonction ceux arrivés l’année précédente.
Les hommes qui vivent là vivent par deux dans des cabanes misérables. L’ancien est le maître des lieux. Le nouveau qu’on lui envoie doit s’adapter à ce monde étrange fait de glace, de nuit et de solitude. Chaque petit groupe de deux vit dans l’isolement et le dénuement. Chacun des groupes vit éloigné des autres, souvent à plusieurs journées de traineaux. Mais il s’agit là, malgré l’éloignement, d’une véritable communauté. La communauté possède ses propres règles, ses codes, son histoire, sa vie sociale … Elle semble immuable, centrée sur elle-même, et rien ne semble avoir prise sur elle.
De drôles de personnages, avec de drôles d’idées, font irruption dans ce petit monde clos. Chaque année, au mois de novembre, le bateau Vesle Mari amène un ou deux nouveaux qui semblent égarés sur ce monde polaire : Joenson le tatoueur qui débarque du bateau, une cafetière émaillée à la main ; le lieutenant Hansen, militaire zélé, qui veut créer une milice ; Laurits qui a l’idée saugrenue de construire des WC, les premiers WC du Groenland.
Pour moi, il s’agit là d’un livre non frelaté avec des mots authentiques. Les personnages sont vrais, hauts en couleur, pitoyables parfois mais profondément humains. Mais qui sont-ils vraiment, tous ces personnages décalés qui ont choisi de vivre en marge du monde civilisé ? Des solitaires. Des gens blessés (on sent chez beaucoup d’entre eux des blessures enfouies qui ne se sont jamais refermées). Des gens qui ont le sentiment de faire partie d’un monde qui n’a plus cours. Des gens ivres de silence.
C’est un monde très masculin dans lequel la femme est rarement évoquée et pèse par son absence. Alors on invente Emma, la femme idéale. « Emma, tiens, c’est comme elle était faite rien qu’avec des beignets aux pommes. Les fesses, les seins, les joues et tout et tout. Rien que des beignets, mon garçon. Et au milieu de toute cette pâtisserie, deux yeux bleu ciel et une moue rouge ».
(merci à Oetincelleo pour cette magnifique photo de la vierge froide)
Un monde de pudeur et de tendresse. Mais de dureté aussi. La solitude est de mise. La nuit aussi. La nuit polaire recouvre l’âme d’une couche sombre.
Après l’intériorisation forcée vient l’urgence d’aller se vider auprès des amis. Les amis, ça peut être un coq ou même un cochon. L’important est de trouver quelqu’un à qui se confier. Et quand un ami décède, il faut tout mettre en oeuvre pour que la mort devienne fête. Attacher un mort sur un traineau, lui mettre sa pipe entre les dents, et aller une dernière fois faire la tournée des copains, voilà l’une des scènes les plus inattendues de cet ouvrage. Bien sûr, quand le mort fléchit et vacille à table, on le sort vite pour qu’il se redurcisse dans le froid polaire avant de le ramener à table. Et la table est pleine de cadavres de bouteilles d’eau de vie. Car lorsque vient la mort, la fête doit être complète.
Pourquoi ce livre marque-t-il autant ? Sans doute parce qu’il est marqué du sceau de l’authentique et des vérités vraies… Il n’y a rien d’artificiel dans ce monde là.
« Il y aura de la place pour nous tous parce que dans ce temps-là, Lasselille, ce sera fini avec l’Histoire là-bas en bas. Ils seront tous tellement pareils qu’ils pourront tenir sur la même ligne dans une parenthèse. Ils seront sans Histoire. Prends bien note de ce que j’dis, c’est le chemin que ça prend. Ils vont découvrir que l’Histoire qu’ils ont écrite jusqu’à présent n’est que du remplissage et du bavardage d’un bout à l’autre et pas du tout quelque chose qui peut nous en apprendre. A ce moment-là, ils seront bien obligés de tourner leur regard vers le Nord ».