Il y a quelques années, j’avais ouvert une rubrique intitulée « le livre du mois ». Pendant deux ans, nous avons échangé entre nous sur une douzaine de livres, pour la plupart des livres déjà anciens, sans aucun rapport avec l’actualité littéraire.
Il est parfois arrivé que nous ne soyons que deux ou trois blogueurs à discuter d’un livre précis. Evidemment, dans la plupart des cas, il fallait avoir acheté le livre en question (j’annonçais le titre un ou deux mois auparavant).
J’aimerais reprendre cette rubrique mais sous une autre forme (l’ancienne formule n’étant pas définitivement éliminée pour autant) pour que nous soyons plus nombreux à participer à la discussion. Alors l’idée de donner simplement un extrait de livre est venue tout doucement. Je pense que cette formule peut avoir deux gros avantages : tout d’abord de permettre à ceux qui n’auraient pas acheté le livre de participer à la discussion ; d’autre part de donner vraiment envie aux lecteurs de ce blog d’acheter (ou d’emprunter) le titre en question (ce que ne permettait pas forcément l’ancienne formule).
Je vous propose pour commencer cette série d’articles un extrait du dernier livre de Christian Bobin, La Grande Vie, publié chez Gallimard. Et comme l’extrait proposé concerne un oiseau bien connu de nous tous, sans doute que vous serez d’autant plus intéressés à sa lecture.
Cher petit merle au bec orangé, j’aurais voulu t’écrire à l’instant de ton apparition mais je ne suis maître de rien: le téléphone a sonné, puis j’ai dû sortir faire des courses.
Personne n’est tout à fait libre de son temps, n’est-ce pas. Même les rois s’inclinent devant un traité à signer, une migraine, une messe obligatoire. On m’a dit que l’empereur du Japon, et plus encore son épouse, étaient les plus célèbres prisonniers du pays. Un entretien avec eux est minuté. S’il se prolonge d’une minute les gardes qui se tiennent au fond de la salle d’audience, comme des soldats de plomb, font un pas en avant. Une minute de plus et ils avancent encore d’un cran. Les rois et les empereurs sont les poupées qu’un pays se fabrique pour dorer ses rêves. Parfois, las de jouer, il leur coupe la tête.
Ta douceur, petit merle, cette manière si gracieuse de pencher ta tête légèrement de côté, était d’un roi qu’aucune étiquette n’empèse. Sans doute ne te reverrai-je jamais. Tu ne m’as pas vu – encore que je n’en sois pas très sûr. Vous les animaux, vous avez une singulière façon de voir – par vos nerfs, vos muscles, vos dos, autant que par vos yeux. Tu venais d’atterrir de l’autre côté de la vitre, sur l’herbe verte du pré. Noir sur vert, et cette pâte orangée de ton bec, lumineuse comme une lampe Émile Gallé. Tiens, me suis-je dit en te voyant : du courrier. Un mot du ciel qui n’oublie pas ses égarés. Tu es resté dix secondes devant la fenêtre. C’était plus qu’il n’en fallait. Dieu faisait sa page d’écriture, une goutte d’encre noire tombait sur le pré. Tu étais cette tache noire avec un rien orangé, le grand prêtre de l’insouciance, porteur distrait de la très bonne nouvelle : la vie est à vivre sans crainte puisqu’elle est l’inespérée qui arrive, la très souple que rien ne brise. Dix secondes et tu as filé au ras de l’herbe jusque dans le bois, à l’autre bout de mes yeux. Le passage devant la fenêtre d’un ange en robe noire ne m’aurait pas mieux apaisé.
Et maintenant il fait nuit. Je pense à toi. Comment dors-tu, à quoi rêves-tu? Un jour tu ne seras plus que calcaire. Le crâne des oiseaux est une toute petite chose sévère et émouvante. Quand par extraordinaire on en découvre un momifié sur un chemin, on voit quelque chose qui tient de la frêle relique de saint. Que seront devenus les chants qui passaient la petite porte de corne orange de ton bec ?
Ils continueront de filer à l’infini, frissons de lumière perdus dans le grand fleuve de l’air. Ta joie – insouciance, petit merle, est passée de mes yeux à mon sang et de mon sang à ce papier qui me sert à t’écrire cette lettre. L’adresse? Quelqu’un la trouvera, c’est sûr. Quelqu’un ou quelque chose te dira que j’ai écrit cette lettre pour toi. Adieu camarade. Je te souhaite la vie belle et aventureuse. Tes dix secondes ont résumé toute ma vie.