Toujours à propos du sport

En matière de dopage, on peut être désolé aussi de voir aussi le football, le rugby, l’athlétisme, la natation et le tennis prendre le même chemin que le cyclisme.

Que restera-t-il du sport professionnel dans vingt ans ? Et du sport tout court ?

Heureusement, il reste encore la pratique sportive entre copains ou, beaucoup plus modestement comme moi, un peu de marche à pied.

30 réflexions au sujet de “Toujours à propos du sport”

  1. Mais c’est pas du sport, Bernard, la marche à pieds !!!

    Regarde plutôt du côté de la pétanque (que tu pratiques parfois si je ne me trompe pas)… ou du tarot !

    (…et réjouis-toi qu’on n’y fasse pas alors d’analyse d’urine car tu y consommes alors, paraît-il, des substances dont l’abus n’est pas trop conseillé pour la santé humaine)

  2. Si si, la marche à pieds est considérée comme sport :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Marche
    Il n’y a aucune définition du mot « sport » qui lie ce terme de manière obligatoire à la compétition. Les deux sont dissociés.
    Il y a plein de sportifs qui font du vélo le week-end et qui passent sur la petite route devant chez moi, ils me semblent qu’ils pratiquent leur sport mais qu’ils ne sont pas en compétition. Ou alors ils cachent bien leur jeu !

  3. Quels mots choisir alors pour distinguer l’activité de loisir (que j’appelle pour ma part volontiers « activité physique »… voire « ludique ») de celle de compétition (que j’appelle ici « sport ») ?
    Car ce n’est pas la même chose, tout de même…

    Moi qui aime par exemple jouer au tennis, je sais que « faire des balles » ou « un match » ne met pas du tout dans les mêmes dispositions.

    J’imagine que ça doit être la même chose, pour le tarot, lorsqu’on compte ou non les points, lorsqu’on joue ou non de l’argent (ou n’importe quelle autre « mise »).

  4. Pour moi (si je peux me permettre de ne pas être d’accord avec Vincent, sans être aussitôt assailli de citations intimidantes), tout « merdouille » (en sport comme ailleurs) avant tout dès que… le jeu se prend trop au sérieux !

    Et ça semble assez clair que le « fric » enlève toute légèreté aux activités qu’il approche.

  5. Le dopage est un moyen artificiel d’obtenir un décalage positif en termes de performances. Mais ce n’est pas en tant que tel qu’il est condamné. Car le sport ne cesse de recourir à des pratiques artificielles, à commencer par le fait de s’entraîner de façon obsessionnelle. Le dopage émerge à partir du moment où l’intégrité physique du sportif est menacée de manière immédiate et incontestable. Avec des questions terribles parce que, de toute façon, la pratique sportive intensive menace l’intégrité physique de l’athlète. En réalité, si le dopage est à ce point inacceptable, c’est qu’il rompt l’égalité des chances qui est au fondement de la compétition sportive. Le sport moderne est une mise en scène et une symbolisation de cette grande valeur de notre société qu’est l’égalité des chances. A la différence des sociétés inégalitaires où le dispositif sportif était radicalement inégalitaire : le choix des vainqueurs, les règles sportives, tout obéissait à des critères d’ordre et de préséance. Le sport moderne – c’est ce qui le rend intellectuellement fascinant – est institué sur un projet moral. Le sportif s’engage sur l’honneur. Dans le projet de Pierre de Coubertin, le geste sportif est un geste gratuit, qui est fait pour magnifier les possibles mais n’a de légitimité que dans le respect de l’autre, des règles, dans le fair-play, etc. Il y a une symbolique de la perfection : c’est une contre-société qui est parfaite par rapport à la nôtre : ce que nous vous offrons à travers le spectacle, nous disent les sportifs, c’est l’image idéale de votre société. Même le spectateur est là pour d’édifier : le geste auquel il assiste le grandit. Le sport se donne donc pour un lieu d’extrême moralité. Mais pour que cela marche, il faut que les règles soient respectées. C’est en regard de ce projet moral que le scandale du dopage surgit dans toute son ampleur. Il n’a rien à voir avec le simple tricheur. Le dopé décroche de l’image de l’excellence, il est démonétisé. Paradoxalement, la moralisation et l’héroïsation du sport sont donc ce qui rend le dopage à la fois inévitable et inadmissible. Le sport crée du mythe, il fait croire à une société idéale. Comme tous les mythes, il constitue un dépassement des contradictions qui minent la réalité. Doit-on détruire le mythe pour supprimer le dopage ?

    (Georges Viragello, Philosophie magazine n°11, juillet-août 2007)

  6. ELUCUBRATIONS SUR LE SPORT (1)

    Les jugements qu’on porte aujourd’hui sur le sport moderne sont presque toutes universellement critiques. C’est une tradition très ancienne, née avec le christianisme. Dans son mode de fonctionnement, son apologie du corps et sa valorisation de la vie comme polemos, est en effet une activité typiquement « païenne ». Il est donc parfaitement compréhensible qu’elle ait suscité autant de défiance de la part des autorités chrétiennes.

    *

    Tertullien : « Là où il y a plaisir, il y a passion, c’est la passion qui donne au plaisir sa saveur. […] Là où il y a passion, il y a compétition, il y a aussi fureur, colère, amertume, ressentiment et les autres passions qui en découlent, incompatibles avec la morale… Il ne suffit pas de nous abstenir d’agir ainsi. Il ne faut pas nous associer à ceux qui le font… Il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade. […] Vous n’arriverez pas à apprécier ces courses qui ne servent à rien, ces efforts pour lancer des poids, ces sauts plus absurdes encore […] Vous haïrez cette mode d’engraisser des hommes en vue des divertissements grecs. La lutte est également inventée par les démons ; c’est le diable qui a jeté à bas les premiers hommes. » On trouve des arguments similaires, et souvent la même violence imprécatoire, notamment chez saint Jérôme et saint Augustin.

    *

    En Chine, les différents clans ruraux organisaient des jeux sportifs, en même temps que des concours de danse et de musique, à l’occasion de moments importants du calendrier sacré : si les réunions avaient lieu et étaient réussies, on disait que les moissons seraient bonnes, tandis que dans le cas inverse, les dieux déserteraient les champs, l’ordre cosmique serait ébranlé, la croissance et la fécondité seraient en berne (cf. Marcel Granet, Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Albin Michel, 1982)

    *

    Roland Barthes : « Dans la course cycliste, l’enjeu n’est pas tant de savoir quel coureur l’emportera sur l’autre mais qui assujettira le mieux ce troisième ennemi commun : la nature. Chaleur, froid, ce sont ces excès, et pis encore, leur contradiction, que le coureur doit affronter d’un mouvement égal, inflexible ; c’est la résistance de la terre qui doit ajouter à celle des objets… L’épreuve la plus sévère que la nature impose au coureur, c’est la montagne. La montagne, c’est-à-dire la pesanteur […] C’est pourquoi – et tout le pays le sait – les étapes de montagne sont la clé du Tour : non pas parce qu’elles décident du vainqueur, mais parce qu’elles manifestent ouvertement la nature de l’enjeu, le sens de la lutte, les vertus du combattant. La fin d’une étape de montagne, c’est donc un raccourci de toute l’aventure humaine. Il y les vainqueurs… Il y a les malchanceux… Il y a le désespoir. Il y a la sagesse. » (Le sport et les hommes, PUM, 2004)

    *

    Roland Barthes, toujours : « A certaines époques, dans certaines sociétés, le théâtre a eu une grande fonction sociale ; il rassemblait toute la cité dans une expérience commune : la connaissance de ses propres passions. Aujourd’hui, c’est le sport qui, à sa manière, la détient. » (ibidem)

    *

    etc…

  7. ELUCUBRATIONS SUR LE SPORT (2)

    Si le sport émeut à ce point un tel nombre de pratiquants et de spectateurs, c’est nécessairement qu’il signifie en lui-même quelque chose ; il ne pourrait déchaîner les passions s’il n’avait d’autre but que de distraire. Bien sûr la pratique sportive nous délivre d’un excédent de vitalité (ou de violence ?), nous donne l’occasion de nous dépenser sans nous mettre en danger, entretient notre corps et suscite un effet de bien-être… mais ces raisons ne sont pas suffisantes car elles n’expliquent pas comment le seul fait de regarder un match de football, sans jouer soi-même, peut susciter des réactions psychologiques fortes et contrastées. C’est bien que la fonction principale du sport n’est pas à trouver dans la biologie, mais dans la sémiotique, que le caractère physique des compétitions athlétiques dissimule en fait une dimension première de sens. Toute épreuve sportive, toute compétition, inclut une volonté de démonstration.

    *

    Sans spectateurs, le sport perdrait presque tout de sa force symbolique, même pour ses participants. Le symbolique ne s’instaure en effet que dans un cadre commun où l’environnement fait monde.

    *

    Johan Huizinga, évoquant les pratiques sportives des peuples dits primitifs : « La sphère spirituelle où a lieu la cérémonie est celle de l’honneur, de l’ostentation, de la vantardise et du défi […] Ce n’est pas l’univers du souci de la subsistance quotidienne, de l’évaluation du profit, de l’acquisition de biens utiles. Ses aspirations tendent au prestige du groupe, à la noblesse du rang, à la supériorité sur les autres […] Depuis la vie enfantine jusqu’aux activités suprêmes de la culture, le désir d’être loué ou honoré pour sa supériorité agit comme l’un des ressorts les plus puissants du perfectionnement individuel ou collectif. On s’adresse des compliments réciproques, on se loue soi-même. On recherche l’honneur approprié à sa vertu. On veut éprouver la satisfaction d’avoir bien fait […] L’émulation, le concours fournissent l’occasion de prouver cette supériorité. » (Homo ludens. Essai sur la fonction anthropologique du jeu, Gallimard, 1951)

    *

    Là où les affrontements réels entre les hommes exacerbent l’agressivité et ne nous confrontent en général qu’au mépris et à la rancœur, le sport, parce qu’il est dépourvu d’enjeu matériel majeur, propose une forme d’affrontement qui met au contraire l’accent sur la solidarité foncière des athlètes. Sur le champ de bataille, chacun est trop occupé par le désir de sauver sa propre vie pour songer réellement que son adversaire subit la même souffrance et la même terreur à l’idée de mourir, qu’il est animé par la même volonté de gagner ; et sa simple rivalité se transforme alors en ressentiment : on hait son adversaire, car la paranoïa l’érige en bouc émissaire. Mais sur le terrain de football, le parallèle entre les équipes rivales saute aux yeux, et les athlètes en viennent spontanément à se respecter les uns les autres, en vertu précisément de la passion qui les rapproche. Ils ne méprisent pas ceux qui l’emportent, mais ils les envient et se disent qu’ils auraient voulu être à leur place ; ce faisant, ils congratulent de bon cœur leur adversaire, dès le coup de sifflet final, conscients de tout ce qui les unit.

    *

    Le sport est un éveilleur pour Christopher Lasch : « s’il oblitère la conscience de la vie quotidienne, tout comme la sexualité, la drogue et la boisson, ce n’est pas en diminuant la prise de conscience de la vie quotidienne, mais au contraire, en l’intensifiant par une plus grande concentration. » (La culture du narcissisme, Climats, 2000)

    *

    L’homme, ordinairement, n’a guère de raisons de s’enthousiasmer. La vie quotidienne n’est composée dans sa quasi-totalité que d’activités dont le dénouement nous est d’ores te déjà connu : non seulement le travail, mais également les relations de couple nous poussent à répéter sans cesse les mêmes gestes, les mêmes efforts ou les mêmes marques de tendresse, dont on connaît généralement à l’avance le résultat. Or, comme le formule Roger Caillois (Le jeu et les hommes, Gallimard , 1958), le jeu fournit justement un « renouvellement constant et imprévisible de la situation, comme il s’en produit à chaque attaque ou à chaque riposte en escrime ou au football, à chaque échange de balle au tennis, ou encore aux échecs chaque fois qu’un des adversaires déplace une pièce. »

    *

    A ceux qui demandent encore pourquoi on participe à des compétitions sportives, et pourquoi on s’extasie devant les exploits des athlètes, malgré l’absurdité de leurs compétitions et la vanité de leurs efforts, on peut demander s’ils peuvent répondre à cette question : pourquoi vit-on ? La raison raisonnante ne peut en effet pas plus trouver de sens objectif à l’existence qu’à un match de football. Car c’est l’émotion (subjective) qui fait sens. Le match devient dès lors un rappel implicite du sens que la vie prend spontanément à nos yeux – bien qu’elle soit ontologiquement dépourvue de toute signification – sous l’effet de nos pulsions, de nos affects et de notre ambition.

    *

    Schopenhauer considérait que la vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à l’ennui, et qu’il faut préférer l’ennui, qui est apaisant. Le sportif, lui, choisit la souffrance ; il montre que cette souffrance est joyeuse, parce qu’elle est espérance. L’ennui, en comparaison, qu’un refus désemparé et nihiliste de l’intentionnalité.

    *

    etc…

  8. ELUCUBRATIONS SUR LE SPORT (3)

    Le sport, par sa nature même, nous expose régulièrement à la défaite et nous habitue à elle ; il nous apprend à l’accepter comme une condition nécessaire de la vie, comme un élément indissociable de la condition humaine.

    *

    Le sport amène intuitivement à comprendre que la joie du vainqueur est inséparable de la tristesse du vaincu, donc que bien et mal, en quelque sorte, sont indissociables et toujours relatifs. Le sport, dans sa dimension païenne, dévoile ainsi l’innocence et l’ambivalence du monde.

    *

    On oublie souvent que les jeux athlétiques, à leurs débuts, constituaient des cérémonies funèbres et commémoraient la mémoire des soldats morts au combat (cf. l’Illiade, lorsque Achille organise une série d’épreuves sportives en l’honneur de Patrocle). Les jeux revêtaient à ce titre une dimension tragique évidente et trouvaient leur origine dans la confrontation aux aspects les plus sombres de la réalité. Ils étaient d’ailleurs généralement célébrés à proximité des tombeaux de héros. Le courage, la ruse et l’adresse que déployaient les concurrents dans leur lutte ludique devaient rendre hommage à la vaillance des grands hommes qui avaient péri. En continuant de se battre après la fin de la guerre, dans le cadre d’une cérémonie donnée en l’honneur des défunts plutôt que dans un but utilitaire, on mettait en scène d’une manière hautement signifiante le souvenir qu’on avait des disparus, mais on montrait aussi que la peine et la peur ne suffisaient pas à faire renoncer les troupes au combat. C’est pourquoi le sport constituait initialement un rite de régénération : tout en opérant une méditation sur le tragique à l’œuvre dans le monde, il préservait une posture héroïque chez les combattants. Par la danse, le chant, la course à pied et le lancer du javelot, on cherchait à assurer le renouvellement des puissances souterraines, la renaissance des énergies vitales contenues dans la terre, et à puiser en elles.

    *

    Ces épreuves funèbres peuvent être la survivance de plus vieilles traditions encore où les jeux représentaient des luttes successorales au cours desquelles les concurrents se disputaient les honneurs, les femmes et les biens du défunt.

    *

    Le sport ne périt peut-être pas, comme on l’entend souvent, d’être pris trop au sérieux, mais au contraire… de ne pas l’être assez. Le sport, en effet, est beau en vertu de son caractère ludique, qui l’affranchit de toute utilité matérielle et lui permet de rompre dans ses formes avec le fonctionnement minuté et réglé de la vie ordinaire ; mais il est néanmoins sérieux, parce que cette activité ludique revêt une dimension spirituelle cruciale. Plus le sport est rabaissé au rang de simple divertissement, comme on le voit de plus en plus aujourd’hui, plus il s’avilit.

    *

    Le sport, conçu dans notre société des loisirs comme simple divertissement, ne fait que nous détourner de la profondeur alors que sa force tenait précisément autrefois à ce qu’il nous divertissait plutôt de la routine. Nous attendons le plus souvent de lui, aujourd’hui, qu’il nous apaise, alors que sa destination traditionnelle était plutôt d’intensifier notre ancrage dans la vie, dans sa dimension la plus tragique.

    *

    Montherlant : « Le sport est ce que sont les mœurs […] Le sport sera réformé quand la société le sera. »

    *

    etc…

  9. ELUCUBRATIONS SUR LE SPORT (4)

    Les arguments avancées aujourd’hui contre le sport portent souvent contre le développement du professionnalisme, accusé de pervertir le sport et de l’éloigner du modèle grec. La défense de l’amateurisme découle souvent de l’idée que le sport n’a d’intérêt que pour ceux qui le pratiquent, et non pour ceux qui assistent aux jeux depuis les tribunes. Ce point de vue naît aussi de la conviction que l’activité physique doit être menée dans un esprit de pur divertissement, alors que la professionnalisation impliquerait un trop grand sérieux. Rappelons toutefois que le professionnalisme n’est pas une nouveauté : il existait déjà dans l’Antiquité, et permettait ainsi aux compétiteurs de se consacrer à leur activité avec une totale abnégation. Même auparavant, au temps du prétendu « amateurisme » grec, la noblesse des athlètes les tenait de toute façon à l’abri du besoin de travailler.

    *

    Ceux qui ne prétendent jouer que pour le plaisir de « participer » bafouent en quelque sorte l’esprit du jeu : sans désir de gagner, le sport n’a en effet aucune profondeur, il est vide de signification. Le sportif doit chercher la victoire pour illustrer le désir irrépressible qu’a l’homme de vivre et de continuer à vivre, malgré les obstacles.

    *

    Le drame actuel tient à l’obsession pour le succès, c’est-à-dire au fait de vouloir obtenir la victoire à tout prix. Lorsque la victoire devient pour le sportif l’unique source de motivation, que la beauté même de son exploit et de l’activité à laquelle il se livre cesse de compter à ses yeux, il se comporte comme l’homme qui désire continuer à vivre, mais qui ne parvient plus à se soucier de la qualité de cette vie, et donc de son sens. L’homme de valeur désire continuer à vivre, certes, de même que le sportif de valeur désire gagner : mais il ne désire vivre ou gagner que pour jouir d’une vie ou d’une victoire stylée, authentiquement épanouissante et investie profondément par une intentionnalité structurée.

    *

    L’important, pour l’athlète grec, était d’avoir tout donné, d’avoir fait preuve de courage et d’honneur : gagner ou non, les dieux en décidaient (c’est le domaine de la performance), mais avoir tiré le meilleur de soi-même, c’était ce qui relevait de l’humain (notre domaine est donc seulement celui de l’excellence). En préférant l’excellence à la performance, on donnait ainsi la preuve d’une conduite motivée, inflexible, entreprenante, tendue vers la victoire, mais mesurée.

    *

    Norbert Elias : « S’il était glorieux de vaincre, il ne l’était pas moins d’être vaincu, comme Hector le fut par Achille, pourvu qu’on ait lutté autant qu’on ne puisse plus lutter davantage. Victoire et défaite étaient entre les mains des dieux. Ce qui était infamant et honteux, c’était d’abandonner la victoire sans avoir démontré sa bravoure et son endurance. » (Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Fayard, 1994)

    *

    A l’époque moderne, l’esprit de compétition laisse place au culte des records. Désormais, le sportif n’affronte souvent, sous des visages singuliers, que l’humanité en lui, qu’il espère puérilement surmonter. Mais, dans le culte du record et de la victoire, sous-tendu par l’aspiration mégalomaniaque à l’infini, on ne trouve en fait qu’une nouvelle forme du « toujours plus » quantitatif, de la pleonexia abhorrée par les Grecs, de l’asservissement de l’âme à une matière dépourvue de qualité spirituelle, existentielle et symbolique.

    *

    Christopher Lasch : « Ce ne sont plus les joueurs mais les entraîneurs qui dirigent le jeu, tandis que toute une bureaucratie s’efforce d’en contrôler les composantes afin d’éliminer le risque et l’incertitude, qui sont pourtant essentiels à la réussite rituelle et poétique de toute compétition. Lorsque la spontanéité disparaît du sport, celui-ci n’est plus en mesure d’inspirer les joueurs et les spectateurs, et ne peut plus leur donner accès à un plus haut degré d’intensité de vie. La prudence, la circonspection et le calcul, si prépondérants dans la vie quotidienne et si contraires à l’esprit du jeu, gouvernent le sport comme le reste. » (La culture du narcissisme, Climats, 2000)

    *

    Ce n’est pas du point de vue ontologique que le dopage est inacceptable : au nom de quelle « nature » humaine immuable pourrait-on en effet dire qu’une performance dopée est artificielle ? En quoi alors le seul fait de suivre un régime spécifique (pratique initiée par Milon de Crotone) ne pourrait-il pas être considéré comme une pratique frauduleuse ? Ce n’est pas non plus parce qu’il menace la santé des sportifs, argument purement hygiéniste. Les cyclistes risquent en effet souvent leur vie dans les descentes ou dans les sprints massifs. On pourrait à la limite admettre qu’ils la risquent aussi en se dopant si cette pratique avait le moindre intérêt sportif. Mais, précisément, et c’est là le point décisif, cette pratique n’en a pas. Le dopage nuit plutôt au sport : il rend en effet les compétitions plus ternes, d’une part, en donnant une importance trop grande aux paramètres purement physiques et en rendant les résultats plus réguliers, plus prévisibles ; et, d’autre part, il enlève aussi aux exploits de leur crédibilité et de leur pouvoir d’évocation (il introduit une distance supplémentaire entre le champion et ceux qui l’admirent tout comme la frénésie technologique qui se révèle dans le développement des nouveaux matériels).

    *

    etc…

  10. ELUCUBRATIONS SUR LE SPORT (5)

    Chaque époque a les champions qu’elle mérite (en sport comme en politique, sans parler de ce qu’il est devenu désuet d’appeler esprit). Une époque où le pragmatisme utilitaire, d’obédience industrielle, a pris le pas sur le plaisir, le jeu, et l’élégance du beau geste au profit du sacro-saint dogme anglo-saxon de l’efficacité-rentabilité, il ne faut pas s’étonner que les adeptes de l’esprit d’initiative, de la prise de risque et du panache cèdent la place à ceux qui ne se fondent que sur le physique et l’endurance.

    *

    Que nous reste-t-il des longues échappées solitaires des Bartali, des Coppi, des Gaul et des Bahamontès ? Les grands champions d’alors ne craignaient pas de perdre une course pour se lancer dans un incroyable périple voué à l’échec. Voit-on encore la même attitude chez les champions actuels, seulement soucieux de contrôler leurs adversaires dans la montagne et de terminer le travail dans les contre-la-montre ? N’ont-ils pas compris pourquoi Poulidor, en son temps, était adulé des foules, alors qu’Anquetil était sourdement méprisé, malgré ses victoires ?

    *

    Le football a suivi le même chemin : le jeu spectaculaire et inventif, marqué par le « WM », le « 4-2-4 » et le « football total » de Rinus Michels et Johan Cruijff a été progressivement supplanté par des tactiques nettement plus timorées, en « 5-3-2 » ou « 4-5-1 ». Même le « catenaccio » italien conservait encore à la rigueur une vague dignité : en prônant un jeu défensif héroïque, ponctué de contre-attaques rapides. Mais on n’a plus aujourd’hui que des équipes « bien en place » et « équilibrées », où il n’est plus même question de défendre héroïquement sa place mais de détruire le jeu de l’adversaire, au milieu de terrain, pour l’empêcher de gagner.

    *

    Lorsqu’il parle du tennis, le philosophe Gilles Deleuze oppose le lift au jeu plat, en disant que la suprématie du lift correspond à la montée en puissance du sentiment de revanche sociale des classes bourgeoises sur les classes aristocratiques, ou ce qui en tient lieu. Car le lift ne s’embarrasse d’aucune autre finalité que l’efficacité tandis que le jeu plus à plat (plus franc et plus esthétique) persiste à vouloir « épater la galerie », à vouloir offrir un spectacle à tous ceux qui viennent dans les stades pour vibrer encore à l’accomplissement d’une belle gestuelle. Une sorte d’alliance profonde et ancestrale entre le peuple et ses héros, que la bourgeoisie industrielle montante (non point l’hédoniste, qui a finalement été éliminée, elle aussi) a tout fait pour brouiller, afin d’asseoir son pouvoir égoïste.

    *

    Denis Grozdanovitch : « Ce besoin d’épater la galerie, au sens ancien, celui du jeu de paume, cet aimable cabotinage décrit par certains observateurs humoristes et ludiques du tennis, ce partage du plaisir gestuel, semblent être à cent lieux des préoccupations des joueurs de l’école espagnole ou argentine d’aujourd’hui, ces inlassables Calibans tenaces et ultra accrocheurs embusqués derrière leur ligne de fond et prêts à tout pour faire tomber dans leurs filets stratégiques les rares Ariels encore égarés sur les courts de terre battue. »

    *

    Mais ne désespérons pas : Federer est là… et même s’il est pour le coup investi d’un symbolisme et d’une espérance qui le dépassent parfois en tant que simple joueur de tennis et pèsent parfois lourd sur ses épaules… il n’est pas prêt de baisser les bras.

    (fin)

  11. Hé bééééé
    Je ne pensais pas que le sport pouvait faire autant… réfléchir !

    (Tes élucubrations sportives, Vincent, c’est encore plus dur à suivre – sans dormir – qu’une longue étape du tour de France… Mais heureusement l’un comme l’autre semblent bel et bien finis… Ouf ! On va pouvoir, à nouveau, bloguer tranquilles)

  12. LE TOUR DE L’HOMME

    Le tour de France révèle une des dimensions les plus embarrassantes de notre société : Des hommes prennent le risque, en se dopant, de perdre toute chance de poursuivre leur carrière, parce qu’il savent que, s’ils réussissent à ne pas se faire prendre, le gain qui les attend est énorme. De fait, le public est prêt à payer très cher pour assister au spectacle de l’effort physique et de la compétition entre des êtres démunis de tout artefact : ce que le public achète, c’est la mise en scène de l’effort, pas le résultat.

    A l’inverse, dans tous les autres domaines, chacun est prêt à payer très cher le résultat : on se moque du dopage des chanteurs quand ils montent sur scène, du romancier quand il écrit, du peintre quand il s’agite devant sa toile. On admire ce qu’il produit, et on ne veut rien savoir du travail fourni : une œuvre artistique a même d’autant plus de valeur qu’elle semble produite sans effort.

    Pourquoi cette différence ? Parce que dans un cas l’homme se penche sur son passé, et dans l’autre sur son avenir.

    Depuis que l’homo sapiens sapiens a écarté tous ces rivaux, (les autres homoïdes), son aspect physique n’évolue plus, sinon par la modification de son environnement et l’artificialisation de sa reproduction. Il n’admet pas qu’il pourrait changer ses qualités physiques. Et s’il accepte que la génétique écarte les embryons différents de la norme, il rechigne à autoriser les recherches qui pourraient conduire à l’amélioration des performances de ses bras ou de ses jambes, et plus encore à fabriquer des hommes-prothèses, des hommes -lanceurs d’engins. Par contre, il encourage sans réserve toute recherche visant à améliorer ses qualités intellectuelles ou artistiques . De fait, les drogues légales permettent déjà d’aller plus loin dans la recherche de soi-même ; bientôt, la robotique conduira à commander une machine par transmission de penser ; et les nanotechnologies décupleront les forces de l’esprit.

    L’homme cherche ainsi à se maintenir dans sa réalité physique passée, tout en admettant que son avenir est de devenir un artefact intellectuel. Comme s’il pensait que sa réalité était dans sa seule naturalité. Comme si l’effort était le dernier sanctuaire de l’humanité primitive. Comme si le sport était le dernier garde fou, l’ultime archivage de la pureté humaine, bientôt emportée par le fascinant tsunami de nos propres démesures.

    j@attali.com

  13. « Des hommes prennent le risque, en se dopant, de perdre toute chance de poursuivre leur carrière »
    Je crois aussi qu’ils prennent le risque de ne pas devenir vieux !

  14. C’est clair, ce qui se passe au Qatar est véritablement scandaleux. C’est là qu’on peut mesurer la puissance de l’argent dans notre monde. Même si des journalistes honnêtes remontent les infos avec preuves à l’appui, aucune des instances dirigeantes (FIFA, et autres) ne lèveront le petit doigt contre ce qui est devenu une véritable mafia.
    On pourrait malheureusement citer des dizaines de situations analogues, où les intérêts économiques priment sur les respect de l’Homme et de la Nature : le massacre des tibétains par les chinois, qui dure depuis plus de 50 ans (je pense à celle là parce que c’est justement au Népal que les tibétains ont trouvé « refuge »).

  15. Lu dans leMonde.fr à propos du Tour de France qui débute aujourd’hui :

    « C’est au terme de cette première étape que l’on connaîtra le nom du premier maillot jaune de l’épreuve ».

    ça c’est de l’info !!! :whistle:

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