Proposé par Christophe.
Alors nous y voilà : j’espère que vous avez suffisamment avancé dans votre lecture et qu’elle a été intéressante !
J’avais commandé à nouveau ce livre (prêté)… et bien introuvable depuis plus d’un mois malgré des recherches approfondies dans les différents rayonnages de la maison ! Ce n’est donc qu’avec des souvenirs anciens que je pourrai échanger sur ce bouquin, mais vous saurez animer la discussion aussi bien que moi, et ce sera une troisième lecture originale.
Pour amorcer la discussion, si vous le souhaitez, ce petit commentaire :
Avec le personnage de Savonarola Mold, Gheorghiu ne peut laisser indifférent. On pourra trouver que le tableau « à charge » de la société qu’il dénonce est un peu exagéré (atmosphère, injustice, maltraitance…), j’en conviendrais. Mais je crois que ce serait mal connaître tout de même les conditions de vie à cette époque dans la région. L’auteur a souffert dans son enfance de la misère : « dans son village, l’argent manque tellement qu’une famille n’y achète une boite d’allumettes que tous les cinq ans. »
Gheorghiu est aussi un homme profondément attaché à la terre, et à la sienne particulièrement « La terre m’est depuis toujours familière. Je n’ignore rien d’elle. Je la connais comme je connais mon propre corps… » Difficile de rester insensible à cet aspect de l’auteur, hein Dupdup ?!
Je considère que la situation décrite n’est pas si éloignée de la réalité… passée ou actuelle, et qu’elle illustre assez bien la comédie humaine, celle du pouvoir notamment.
Et finalement, même romancée ou dramatisée, la vie décrite dans ce livre de Gheorghiu n’est-elle pas assez proche du réel, de l’actuel ?
Où se situe la puissance des Hommes : chez les immortels qui décident du sort de chacun, ou chez Savonarola qui accomplit finalement une épopée héroïque ?
Avons-nous tant avancé que cela grâce au progrès essentiellement technologique, avec beaucoup plus d’allumettes ?
Enfin, le monde qui apparaît si immuable, intemporel, dans « Les Immortels d’Agapia », est-il plus accessible au simple, plus juste ?
Au plaisir de vous lire !
« Il faut respecter les chevaux pour cette supériorité qu’ils ont sur les humains ».
Voilà une des nombreuses phrases du livre « Les Immortels d’Agapia », qui me l’ont fait apprécier.
C’est le grand intérêt que j’ai trouvé à cette lecture, la façon extrêmement personnelle et tout à fait originale de l’auteur, d’appréhender les choses.
L’analyse comparative de la pluie, laïque, et de la neige, religieuse, (pages 78 et 79), par exemple, est carrément géniale.
D’autre part, il est bien évidemment impossible de rester insensible à une telle histoire, révoltante de tant d’injustice, une histoire comme tant d’autres, d’un « pauvre Martin » qui n’a qu’une seule chose à faire sur cette terre, espérer un sort meilleur dans l’au-delà.
Voilà un livre que je ne regrette pas d’avoir lu.
Tiens, j’ai souvent pensé aussi à « pauvre Martin » en lisant ce livre.
Les lecteurs de ce blog qui n’ont pas lu le livre peuvent difficilement comprendre cette histoire de pluie laïque et de neige religieuse dont nous parle Etincelle. C’est au moment où l’on se rend compte que la neige a définitivement recouvert les traces de l’assassin que le commissaire sort ce monologue. Bon, ça va être long de taper le passage mais je vais essayer (et après, j’aurai bien mérité ma tite bière !) :
« Si nous avions eu de la pluie, au lieu de la neige ! dit le commissaire… La pluie ne blanchit pas le lieu où elle tombe ; elle transforme la terre en boue. Et elle garde dans la boue les empreintes, pour les montrer aux policiers. La pluie est bavarde. Elle est bouillonnante, nerveuse, rancunière, monotone ou violente. La neige est silencieuse et muette, sans mémoire et solennellement égale à elle-même. La pluie est laïque, la neige est religieuse. La neige qui tombe, c’est comme une liturgie. La pluie apporte la boue, les inondations mais aussi la fertilité. La neige ne produit rien. Son rôle est d’être blanche, sans mémoire terrestre, et de faire grâce à tout et à tous. Comme Dieu. La neige et la pluie sont soeurs. La pluie est dans le siècle, laïque ; et la neige est au-dessus de la terre, religieuse. Les gens d’ici, et toute la vie d’ici, sont exactement comme la neige, dit le commissaire. Il ne faut pas attendre de leur part une collaboration avec la police. Comme on ne peut l’attendre de la neige. En bas, dans la ville, dans la plaine, les gens et la vie sont comme la pluie : ils sont riches et ne demandent qu’à collaborer avec la police, à travers toutes les empreintes et à les lui montrer. Ici, notre enquête sera dure. ici, c’est le royaume de la neige. Nous sommes dans une région plus proche du ciel que de la terre. Et la police n’y a pas accès. Elle n’a jamais eu accès au ciel. »
Quel est le personnage principal de ce livre ? Il est difficile de répondre à cette question.
Chronologiquement, le premier personnage du livre est le juge Cosma Damian. Comme il apparaît dès le début, on se dit que ce sera le héros du livre. Et puis vient le commissaire Filaret. On se dit alors que finalement ce second personnage a plus de corps, plus de souffle, que le premier. Vient ensuite Ismaël le Livopan, personnage armoire à glace à la voix de castrat, haut en couleurs. Quand ce personnage qui prend de l’importance, beaucoup d’importance même, disparait ensuite, on se pose des questions. Puis vient ensuite Savonarola Mold, figure christique qui devient le personnage principal du dernier tiers du livre. Tout ça est assez déconcertant. Ce dernier personnage est plus que le héros du livre, c’est un véritable martyre.
Finalement, le personnage qui assure la continuité du récit, c’est le commissaire Filaret. C’est lui qui représente l’âme de ce pays. Lui seul comprend ce monde dans lequel il vit. Lui seul arrive à le formuler. J’ai énormément aimé ce personnage … peut-être parce qu’on n’imagine pas autant d’intelligence (y compris l’intelligence du coeur) dans un personnage issu du monde de la police.
Puisque tu parles des personnages …
J’ai trouvé que le tout jeune juge était la personnification même de la compassion, cette compassion dont on a parlé à propos du livre Les voix de Marrakech.
Il est extrêmement touché par l’histoire du présumé assassin, Savonarola Mold, mais ne se contente pas de verser sa larme.
Il fait tout pour l’aider, pour lui donner des petits instants de répit, un moment de bonheur en organisant une rencontre, même furtive, avec sa famille.
Ce petit juge n’a pas peur de presser l’épaule du malheureux condamné pour tenter de le réconforter.
Je crois bien que le juge Cosma Damian est le personnage que j’ai préféré.
Le juge et le commissaire sont des intermédiaires nécessaires entre les deux mondes d’Agapia, celui des immortels et celui des pauvres. Cela doit les porter à plus d’humanité que les autres il me semble. Il ne manque que le médecin et le curé !
Merci d’avoir retranscrit ce passage, ça me redonne un bel aperçu de l’écriture de Gheorghiu. Comme le dit Etincelle, le plaisir littéraire est là, dans une écriture originale et forte, qui enrichit notre perception.
Le jeune juge reçoit un sacré baptême avec sa première enquête !
J’avais beaucoup aimé à la lecture de ce livre l’atmosphère à la fois pesante et intemporelle, donnant encore plus de force aux immortels qui semblent régner partout, comme la neige.
La neige !
C’est aussi un personnage important du livre. Elle est omniprésente.
Cette ambiance rude de montagne en hiver ajoute un plus incontestable à l’histoire (c’est l’amoureuse folle de la neige, du froid et de la montagne qui est en moi, qui parle ici).
Une question m’est venue à l’esprit en fermant le livre :
Est-ce que dans 20 ans, le juge sera toujours aussi compatissant ou bien sera-t’il devenu blindé ?
Difficile de faire un pari, on a vu de jeunes juges blindés et de vieux juges s’humaniser. Mais le pouvoir des immortels est tout de même impressionnant, ils semblent pouvoir tout régler sans même lever le petit doigt.
La conclusion de ce crime n’est tout de même pas en faveur de la justice : comment faire quand les fondements de notre action sont blackboulés ?
Je suis admiratif devant la foi « à toute épreuve » dont sont animés les Immortels !
Christophe, est-ce que tu sais quand se déroule l’histoire qui nous est contée ? Début du 20ème siècle ?
Personnellement, j’ai lu ce livre avec un plaisir en dents de scie. Parfois comme vous semblez l’avoir été: porté par le sublime du récit; parfois encombré d’une lourdeur un peu désuète, la même que celle mon éducation chrétienne dans les années 60′.
Bernard parle de la figure christique de Savonarola. La figure du christ comme modèle absolu… Sois apôtre et tais-toi me disait ma maman! Heureusement, dans les années 80′, Teminator est arrivé. Il a tué tout les méchants immortels, et Saromarolaman a été mené aux soins intensifs, puis après une bonne thérapie a pu rejoindre sa femme et ses enfants (qui grâce à une petite vidéo sur youtube étaient devenu riche).
Ado, j’avais adoré la vint-cinquième heure et sa suite, les mendiants de miracles, l’espionne… etc. Le style d’écriture était-il pareil? Je l’ai trouvé un peu froid, par l’utilisation du présent, sans jamais de métaphore, comme autant d’indications objectives données pour la lecture d’un pièce de théâtre. Mais peut-être est-ce là une clef pour la lecture du livre…
Christophe, je reste scotché devant la dernière photo que tu as mise. Elle me parle terriblement …
Ah ! J’avais bien pensé qu’après un dimanche accordéon, le regard d’un gosse ferait le reste.
En ce qui concerne l’époque des immortels d’Agapia, je n’ai pas de détails, mais ce que tu proposes paraît convenir.
Je suis content que Luc se permette de ne pas apprécier sa lecture, cela prouve sa liberté et la vie de ce blog !
J’aurais tant aimé le plonger dans Panaït Istrati, mais ça aurait été trop long, son choix de lecture est donc excellent et j’attends une prochaine virée à la ville pour acheter cette BD.
Au fait, sur la photo, c’est bien le gosse qui a capté ton regard hein ?
Pas les immortels talons aiguilles tout de même !
C’est intéressant cette référence que Luc de Belgique fait au théâtre, dans sa lecture du livre. J’ai eu la même approche, mais de manière un peu différente. La façon de traiter le récit, qui peut paraître simpliste (l’utilisation du présent, la présentation de l’histoire comme une série de tableaux successifs), et l’atmosphère moyen-âgeuse, en tous cas hors du temps, m’a rappelé ces colporteurs qui, sur le parvis des églises, racontaient la vie des saints (les miracles) et de Jésus par images interposées (puisque les gens ne savaient pas lire). Les images simples et explicatives devaient frapper les esprits et ne laisser aucun doute.
(en revanche, j’ai recherché des choses plus précises sur le sujet dans ma mémoire ou sur internet, mais je n’ai rien trouvé).
On pourrait dire aussi que l’histoire se déroule par actes. En tout cas, comme dans le théâtre classique, il y a unité de lieu, unité de temps et unité d’action.
Les personnages se donnent la réplique, c’est à travers eux que se déroule l’histoire (elle n’est pas « racontée »).
Comme dans le théâtre tragique grec, il y a peu de personnages, l’action est dominée par le destin et l’action se déroule lentement jusqu’à la chute. Le religieux y occupe une place importante et on y réinvente les mythes.
J’ai trouvé ceci sur Wikipédia qui traduit bien ce que j’ai ressenti :
« L’épopée racontait : la tragédie montra. Or, cela même implique une série d’innovations. Dans la tragédie, en effet, tout est là, sous les yeux, réel, proche, immédiat. On y croit. On a peur. […] Parce qu’elle montrait au lieu de raconter, et par les conditions mêmes dans lesquelles elle montrait, la tragédie pouvait donc tirer des données épiques un effet plus immédiat et une leçon plus solennelle. Cela s’accordait à merveille avec sa double fonction, religieuse et nationale : les données épiques ne trouvaient accès au théâtre de Dionysos que liées à la présence des dieux et au souci de la collectivité, plus intenses, plus saisissantes, plus chargées de force et de sens ».
Et Platon (même source) : »
« La tragédie est l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. Par « langage relevé d’assaisonnements », j’entends celui qui comporte rythme, mélodie et chant, et par « espèces utilisées séparément », le fait que certaines parties ne sont exécutées qu’en mètres, d’autres en revanche à l’aide du chant. »
Je pense que Luc de Belgique a raison, il doit y avoir une clef de lecture; cette manière de traiter le récit m’a beaucoup intriguée.
Je n’avais pas réalisé, mais elle est très juste cette comparaison avec le théâtre.
humour très noir :
Christophe, tu veux parler des talons aiguilles de la deuxième photo ?
Au fait, Christophe, pourquoi as-tu choisi ce tableau de Bruegel l’Ancien pour illustrer ton article ? (Photo dont parle Bernard).
Ce tableau représente des mendiants atteints d’une maladie qui s’appelle l’ergotisme, causée par la consommation d’aliments contaminés par l’ergot de seigle.
Au Moyen-Age, cette maladie était aussi appelée Feu de Saint Antoine ou Mal des Ardents.
Les premiers symptômes se traduisaient par des hallucinations et des brûlures intestinales.
Cela pouvait aller jusqu’à des nécroses et la perte des extrémités des membres, ce que l’on voit sur le tableau.
De nos jours, cette maladie a disparu, grâce à l’utilisation des fongicides sur les cultures de céréales, car l’ergot de seigle (Claviceps purpurea) est un champignon.
Etonnante cette histoire de champignon qui pouvait provoquer la perte des membres des gens. Tu en as beaucoup des histoires drôles de cet acabit, Etincelle ?
Ce n’est pas une histoire drôle.
Pour l’instant, voir ce lien.
http://pagesperso-orange.fr/bruno.ciccone/claviceps.html.
Bernard, je t’envoie par mail, une publication (c’est un fichier pdf, je ne peux pas mettre de lien ici) d’une équipe de chercheurs américains (c’est en anglais), spécialistes des mycotoxines.
Pour tout dire, je n’ai pas compris pourquoi tu as parlé d’histoire drôle.
Qu’est-ce que tu sais à ce sujet ?
Si tu sais quelque chose, j’apprécierai que tu m’en fasses part.
Dis-moi ce que tu penses de ce qui est dans le fichier que je t’envoie, SVP.
Euh, désolé, mais c’est justement parce que c’est une histoire glauque que j’ai écrit, par réaction sans doute et avec un ton que l’écrit ne transmet pas du tout, « tu en as beaucoup des histoires drôles comme ça ? ». C’est là l’un des problèmes d’internet, on est dans un langage qui est mi-écrit mi-oral mais qui n’est ni l’un ni l’autre. C’est un peu de l’écrit dans lequel il faut imaginer le ton avec lequel c’est dit. Le prochain coup, je ferai gaffe. Promis, juré !
Non, je ne sais rien sur le sujet de ce champignon du seigle.
Le choix de ce tableau de Bruegel l’Ancien est un peu fortuit, mais ta question rejoint finalement celle de l’époque où se situe le roman.
Il y a pour moi quelque chose de très moyenâgeux dans l’ordre établi entre les « Immortels d’Agapia » et leurs ouailles ; et si ce tableau date d’une période un peu plus récente, il me paraissait bien témoigner de la souffrance du peuple, de l’influence de la religion aussi, et représenter fortement l’affliction.
Par ailleurs, j’ai toujours eu un gros faible pour ce peintre et son univers souvent neigeux, ses scènes mêlant réalisme et naïveté, deux « qualités » que l’on peut retrouver chez les personnages de Ghéorghiu. Pour un éclairage historique plus fort ou plus pertinent… je ne suis pas une référence !
Je n’avais absolument pas pensé à l’ergot de seigle en choisissant cette image hallucinante (le LSD est un dérivé de l’acide lysergique, alcaloïde produit par l’ergot de seigle).
je viens seulement de lire ce livre.
Vous avez déjà, chacun avec vos mots, pointé pas mal de sentiments, d’émotions qui m’ont atteinte.
Parmi les passages que j’ai préférés, celui ou Savonarola Mold parle de la tendresse, des caresses, des mots d’amour qu’il n’a pas prononcés , qu’il n’a pas dits à sa femme. C’est comme si la pureté de ses sentiments transcendait d’un coup la pauvreté, la misère de sa vie. Il devient humain, enfin, par l’amour. Il se redresse, il est fier et debout, libre. J’aime cette phrase: « Mais, pour un homme, une heure de bonheur suffit à lui faire supporter l’enfer de toute une vie. »
Merci pour le plaisir pris à cette lecture.
Vaines recherches sur Internet… mais ton commentaire, Claudine, me remet en mémoire une phrase que je suis incapable de redonner telle quelle et que j’attribue peut-être à tort à Hannah Arendt (un bel article à faire sur cette merveilleuse bonne femme !).
Cela dirait en gros : « On peut même imaginer la plage sous le pas des bourreaux qui en traversant la cour viennent me torturer. »
C’est très loin de la vraie et belle phrase, et je ne suis pas sûr de l’auteur(e), mais elle a été faite !
Cela rejoint je pense la parole de Savonarola Mold et le contraste fort qui est livré par Gheorghiu sur la condition humaine… et nous rappelle bêtement combien il devrait être impérieux de toujours chérir ce qui fait la profondeur de nos vie. L’amour.
Mais une autre citation (attribuée à Jules Renard), nous explique le pourquoi de ce manquement : « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en partant. »
Alors… « Le silence est d’or ? » :blink:
Christophe, jusqu’au 11 janvier, il y a à Paris (Musée Jacquemart André), une exposition de 50 oeuvres de la collection du Baron Samuel Von Brukenthal.
http://www.esprit-de-france.com/blog/expositions/bruegel-memling-van-eyck-la-collection-brukenthal-87/
Parmi elles, des paysages de Bruegel.
Tiens, ça me donne une idée d’article sur la musique des maîtres flamands.
Dans les jours qui viennent probablement.
Ah ! Bruegel… J’adore.
Mais je n’aurai sûrement pas la chance de visiter cette expo, merci Etincelle.