De longues heures d’affût

Mon article sur le pic mar a suscité quelques commentaires sur la technique de l’affût qui permet au photographe d’être au plus près des oiseaux. Serenense a rappelé un épisode douloureux en forêt, à l’affût au pic mar, où, complétement gelé, il pensait avoir perdu l’usage de ses pieds et de ses mains. Christophe en a profité – oh le vilain ! – pour parler de « tuyau », de « zigounette » et j’ai même crû déceler une allusion à un certain breuvage. En tous les cas, les propos de Christophe n’ont pas manqué d’intriguer quelques lecteurs et lectrices de ce blog (dont Oups qui, décidément, n’en loupe jamais une …!). J’ai vite compris que Christophe parlait d’une aventure un peu épique qui s’est déroulée il y a longtemps. En 1983 exactement. J’ai replongé dans mes souvenirs et me suis remémorré quelques détails plutôt croustillants.

Michel G. et moi avions construit une petite cabane dans une pente boisée qui surplombait la Saône (sur la commune de Soing-Charentenay exactement). C’était le seul site que nous connaissions qui nous permettait, à cause justement de la pente, d’être à la hauteur des nids de hérons.

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Il y avait là une quarantaine, peut-être même une cinquantaine de nids au sommet des arbres. Nous étions à une trentaine de mètres des premiers nids, ce qui nous obligeaient à utiliser de longues focales, en l’occurence chacun un 400 mm équipé d’un doubleur. Nous en avons ramené peut-être un millier de photos, retraçant la vie du héron, de la parade nuptiale à l’émancipation des jeunes en passant par la construction du nid, l’accouplement …

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Nous avions décidé, pour ne pas gêner les hérons, de venir et de repartir le plus discrétement possible, c’est à dire de nuit. Les journées d’affût étaient longues, très longues. Nous y venions le matin avant le lever du jour et n’en repartions que le soir après la tombée de la nuit. C’était à la période la plus froide de l’année, en février, nos amis les hérons ayant la fâcheuse habitude de nicher dès ce mois. Comme il est impossible de rester 10 heures d’affilée sans pisser, nous avons dû inventer le fameux système de l’entonnoir et du tuyau (le petit tuyau vert qu’on aperçoit sur la photo) dont parle Christophe.

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Pour lutter contre le froid, nous avions évidemment quelques bouteilles thermos pleines de grog, peut-être même aussi quelques boissons beaucoup plus riches en alcool (d’où probablement les allusions de Christophe à « l’esprit embrumé »). Il fallait bien tenir dans ces conditions plutôt extrêmes. Et, évidemment, plus nous buvions, plus nous pissions ! L’allusion à la zigounette faite par Christophe est sans conteste liée à cette étrange constatation : les organes génitaux se rétractent pour être au plus près du corps et deviennent alors riquiquis. Alors que les hérons d’à côté s’en donnaient à coeur joie, tous émoustillés par la présence des partenaires, nos sexes à nous ne devaient pas avoir belle allure, il ne serait venu à l’idée de personne d’en faire des porte-drapeaux ! Pas de quoi être fiers en tous cas ! Si j’en juge par les souvenirs et les quelques allusions de Christophe qui est venu partager nos joies et nos douleurs, il devait faire très froid aussi les jours où il est venu.

Je garde un souvenir ému de ces expéditions qui se déroulaient presque tous les week-ends de février-mars puis de manière un peu plus irrégulière d’avril à juillet. Je crois que partager ces moments difficiles avec d’autres est une expérience rare et précieuse. La faim et le froid sont, comme le dit Christophe, de vraies expériences qu’il faut avoir faites au moins une fois dans sa vie.

Plus tard, c’est en solitaire que j’ai continué mes affûts. De très longs affûts souvent. En hiver notamment pour photographier la buse variable qui m’a valu, en trente ans, des milliers d’heures d’immobilité (voir à ce propos la série d’images que je lui ai consacrée sur ma galerie). Des heures extraordinaires où l’on a l’impression de vraiment faire corps avec la nature et de se frotter à la force des éléments naturels. Mais aussi des moments très difficiles. Car jai toujours redouté l’instant où il faut se lever de son siège. Je sais que c’est à ce moment-là que la vraie douleur commence. Tant que je suis assis, recroquevillé, le froid n’a pas complétement prise sur moi. Mais quand je me lève, les frissons me gagnent, le froid me transperce et il m’est arrivé, dans quelques rares occasions heureusement, de penser que les pieds avaient gelé. Alors je retarde le plus longtemps possible le moment où je vais me lever, trop longtemps parfois car la douleur n’en est ensuite que plus dure.

Christophe a raison de dire qu’il est des épisodes dont on n’est pas forcément très fiers. Alors allons jusqu’au bout du tableau : combien de fois, par exemple, ais-je dû pisser sur mes bottes en caoutchouc pour tenter de réchauffer des pieds devenus inertes et insensibles ! Car c’est aussi ça la vraie réalité de l’affût.

33 réflexions au sujet de “De longues heures d’affût”

  1. Depuis deux jours, il y a un héron garde-boeufs près de l’aérodrome de Thise. Il ne devrait pas être en Afrique ?

  2. Quel souvenir cet affût !
    Le froid, oui, c’était peut-être ma première expérience de cette sensation comme adulte volontaire. Et je crois y avoir pris goût : il apporte une sorte de griserie, et comme bien des personnes, j’y suis enclin.

    L’affût : il faut y avoir justement passé de longues heures pour percevoir un écoulement du temps différent. Le vide parfois douloureux, la magie incroyable de moments indescriptibles, quelques routines rassurantes et jamais la même chose. Ce n’est pas le temps que l’on mesure, mais plutôt soi-même.

    Les hérons : comme toute espèce observée longuement à son insu, des observations surprenantes et originales peuvent en être faites. La durée d’observation permet aussi le transfert, on peut presque ressentir comme l’animal… mais sans doute réveillons nous cette part de nous même.

    Je ne vais pas m’étendre mais je remercie Bernard pour cet article et les images qui me rappellent aussi toutes les sensations qui s’y attachent.
    Je n’ai pas participé à la construction du truc mais vous avez vu un peu le boulot ? Plus solide que la ligne Maginot !
    Cela montre à l’évidence l’esprit hors du commun de l’auteur de ce blog :vive le net, vive la toile, vive la patate !

  3. A propos de cet autre héron signalé par Anne, je vous rapporte (très mal) la remarque d’un excellent ornithologue régional : en 25 ans, le nombre d’espèces susceptibles d’être rencontrées a vraisemblablement subi la plus forte hausse chez les hérons.
    C’est aussi grâce au gardebœufs depuis quelques années.
    Mais l’espèce la plus migratrice, la plus petite et la plus inféodée à des habitats alluviaux est devenue aussi la plus fragile : le Blongios nain risque de bientôt faire baisser le niveau de biodiversité régional. Si l’on ignore les rouages de l’écologie, on pourrait penser que les espèces méditarrénéennes, la coccinelle asiatique et d’autres nouveautés l’augmenteront aussitôt.
    Ce serait oublier que des notions d’équilibre, de cycle relativisent grandement cette notion de quantité… mais à l’heure de l’argent-roi, l’accumulation rassénère au moins quelques obsessionnels.
    Au mépris de la quantité humaine.
    Allez, un héron, ce n’est pas beaucoup !

  4. Les descriptions de Bernard et Christophe sont précises et croustillantes, on s’y croirait vraiment ! … ça donne envie ! (mais pas de pisser… :D)

    J’ai trouvé que cet article et les commentaires laissés sont carrément excellents ! : bien sûr on y apprends plein de choses, mais j’ai également beaucoup ri !! que de révélations compromettantes !!! (hein Bernard ! …) :D

    Je pratique la photo animalière depuis 3 ans maintenant et le fait de passer des heures dans un affut reste pour moi un moment de communion avec la nature, je déconnecte complettement, je me ressource, j’écoute, j’observe, je trouve que tous les sens sont en éveil et se retrouvent décuplés !
    Et puis, le fait de voir sans être vu c’est un sentiment génial, surtout lorsqu’il y a une proximité importante entre vous et l’oiseau, se sont des sensations difficilement descriptibles, moi j’adore ça !

    Vivement qu’on se retrouvent pour vivre ça, c’est une chouette idée !

  5. Au fait, j’oubliais! , on parle de « plusieurs heures d’attente sans bouger », ça peut en effrayer certains ou certaines, mais bizarrement le temps passe vite, enfin je trouve!…….. quand on est bien concentré sur le sujet, qu’on ouvre tous ses sens et qu’on est « dedans » comme on dit, ça passe TROP vite même !
    Je me souviens de plusieurs journées photo, en affût, durant 6 à 8 heures parfois, et de devoir rentrer contre mon gré à cause du manque de lumière en me disant « déjà ! pfffff je serais bien resté encore un peu ! »
    C’est dingue mais c’est vraiment un moment de plaisir pour moi, même avec la douleur, le fourmillements, le froid, ou même l’été le trop chaud, et même si on ne parvient pas à observer une espèce et que l’on rentre bredouille…
    Nan nan, ce n’est pas du masochisme…………….juste de la passion ! …

  6. C’est drôle, pendant que je lis vos commentaires sur les affûts, j’ai devant les yeux, par ma fenêtre, une vue incroyable sur 2 pic verts, qui ont semble-t-il adopté notre coin de verdure. Ils sont là, à moins de 2 mètres de moi, avec leur magnifique casquette rouge, et chose étrange (pour moi), ils se comportent en chien. Je veux dire qu’ils sont par terre, dans l’herbe, et qu’ils creusent, arrachant avec de vigoureux coups de bec des herbes qui les dérangent. Ils me rappellent les chiens de mes parents qui passaient des heures à faire des tranchées dans les champs… Que cherchent-ils donc ? moi qui les pensais montés sur un ressors pour creuser dans les bois les plus durs ?
    En tout cas, je confirme le bonheur tout particulier à observer sans être vu, le sentiment d’être un témoin exceptionnel de quelque chose d’unique (ça me rappelle les écureuils sur ta fenêtre, Bernard). Par contre, ce bonheur-là, sans le froid, avec des wc à moins de 3 m, et même avec une guitare à la main pour fredonner en passant le temps, je vous jure, c’est trop top aussi !

  7. Nanou, as-tu remarqué que si tes deux pics verts avaient chacun une casquette rouge, ils avaient aussi chacun « une paire de moustaches », noire chez la femelle et rouge chez le mâle (c’est la seule différence entre les deux sexes) ?
    Le pic vert, contrairement au pic épeiche, ne se nourrit pas dans les vieux troncs d’arbres mais uniquement de fourmis qu’il déterre au sol et qu’il avale avec sa longue langue chargée de glu. D’où ce comportement « de chien » que tu as observé !

  8. Incroyable, dix minutes après avoir mis mon commentaire, je viens de voir sous ma fenêtre une scène quasiment identique. A la différence près qu’il n’y avait qu’un seul pic vert. Nanou, tu es sûr que « nos » pics verts n’ont pas le téléphone ?

  9. Avec ses affûts, Bernard a trouvé un moyen pour pouvoir continuer à construire des cabanes dans les bois (et de superbes cabanes, à en juger par la photo).
    Je me demande si ça n’est pas une façon (parmi d’autres) de savourer encore des bonheurs enfantins.

  10. Je ne sais pas trop pourquoi je n’ai jamais été vraiment attiré par les affûts. J’ai la vague impression que ça ne me conviendrait pas (sans en être sûr, cependant)
    Pourtant j’aime bien m’immerger en forêt.
    Curieusement, mon envie profonde est plutôt d’y… dormir (si possible « à la belle », sans tente).
    Je me demande s’il n’y a pas là quelque chose à creuser : deux relations (peut-être même difficilement conciliables) avec la « nature ».
    Vous en pensez quoi, vous ?

  11. c’est pas forcément plus nocturne ( t’as vu la lune qu’il y avait, la nuit dernière ???!!!), mais au moins, on peut bouger, et surtout on ferme les yeux pour écouter. Et alors, les bruits d’une forêt, dans le silence de la nuit…
    On m’a dit que ça faisait peur… j’ai du mal à le croire. Je n’ai encore rencontré personne que l’idée effrayait vraiment. C’est le « manque de confort » (très relatif) qui semble effrayer, bien plus que la perspective d’une nuit dans la forêt.

  12. Vincent, je ne pense pas que les deux approches dont du parles soient inconciliables. On peut facilement, me semble-t-il, avoir les deux types de relations avec la nature. Je ne suis pas certain que l’on fasse plus corps à corps avec la nature en dormant à la belle qu’en étant dans un affût. J’ai fait les deux et je pense que c’est dans la situation d’affût que j’ai été le plus proche des éléments naturels.

  13. Oui, je suis d’accord avec toi (et c’est ce qui me faisais justement formuler ça).

    Lorsqu’on « dort à la belle » on se rapproche davantage de « la nature en soi » (la part sauvage, archaïque, l’inconscient) que de la « nature extérieure ». Le simple allumage d’un feu, notamment, nous isole totalement du monde extérieur… et nous ramène près de nos lointains aïeux.

    Dans l’affût, ce qui me gêne (je crois), c’est le côté « voyeur » : aller comme voler des images, voir ce qui généralement ne se voit pas, ne « doit » pas se voir. J’aime pour ma part que l’animal sauvage soit invisible, ou juste un bruit, une empreinte, une présence mystérieuse… et que la rencontre soit de « son initiative ».

  14. On peut aussi aller dormir, bien au chaud, dans le village de « La belle étoile » (on vient de me dire qu’il y en avait un, tout près de Besançon).

  15. Un pont, peut-être, entre les deux approches (affût et nuit à la belle) : passer une journée, en forêt, immobile, sans dormir ni chercher à rien voir de « spectaculaire ».

  16. Ça me fait bizarrement penser à la définition de la méditation, selon les anthroposophes : un état intermédiaire – non naturel (donc à conquérir) – entre la veille et le sommeil, où les sens sont fermés pour éviter que le monde extérieur n’assaille la conscience qu’il s’agit cependant de maintenir éveillée.

  17. Je ne pense pas que le côté « voyeur » de celui qui fait de l’affût enlève une quelconque part de mystère au monde animal qui nous entoure. Au contraire, tout semble encore bien plus mystérieux après.
    Il en est ainsi pour tout : dès qu’on commence de s’intéresser à quelque chose de précis, que ce soit les coléoptères ou la musique du moyenâge, on mesure vite le côté infini de ce qu’il reste à découvrir. Et plus on avance dans la connaissance, plus l’immensité de ce que nous ne connaîtrons jamais devient grande.

  18. Lorsqu’on fait de l’affût et qu’on est immobile pendant des heures au pied d’un arbre par exemple à la tombée de la nuit, l’état est probablement proche de la méditation comme le dit Vincent. Sauf que les sens ne sont pas fermés. La tête est assurément assez vide dans ces moments-là mais les sens sont plutôt très réceptifs. On n’est plus qu’un corps vide percuté par des sons, des odeurs, des sensations de brise sur la peau … C’est extrêmement agréable.

  19. Il est effectivement possible de se servir d’une particularité du relief ou de la végétation pour rester à l’affût, c’est encore ce que je préfère car l’artifice matériel est réduit au minimum. L’effet est le même mais le plaisir encore plus grand. Il me semble que l’émotion est aussi plus puissante devant les grands mammifères. Je ne pense pas que ce soit celui du voyeur mais en ce qui me concerne, consciemment, celui de me détacher de ma condition d’homme fui par le vivant : c’est terrible d’avoir à subir ce reproche presque permanent, et très agréable de ne pas être assimilé au pire des dangers. Le contemplatif n’est pas voyeur, son regard est gratuit.
    C’est curieux; mais c’est ici que je souhaite répondre au questionnement du dernier article sur la vitesse du blog. Il me semble que la vie de l’affût est justement aux antipodes du blog : elle est ancrée dans le concret, la technologie du Net est remplacée par la nature dans un rythme du temps absolument pas maîtrisé car tout ce qui provient n’est pas prévisible ni pilotable.
    Enfin presque.
    Il m’est arrivé plusieurs fois de m’étonner, lorsque j’étais isolé en un recoin sauvage, de l’absence de telle ou telle espèce. Et souvent, dans l’instant, elle est apparue. Cela arrive même avec des espèces peu fréquentes. Cela donne l’impression de retrouver un pan de son instinct et procure un sentiment de puissance. J’ai remarqué que cette faculté pouvait aussi s’exprimer ailleurs que dans la nature, en réponse à un questionnement intérieur. Attention ! Ce n’est pas assez fréquent pour que je vous donne le tirage du loto !
    Il me semble tout de même qu l’on peut être autant voire plus en communion avec notre environnement qu’avec notre clavier…
    Et je suis certain que je peux quitter plus facilement du blog que Bernard : ne regrette t-il pas parfois le temps qu’il pourrait consacrer ailleurs ?
    Ne se sent-il pas responsable ?

  20. Ta phrase, Christophe, est à mettre dans les annales de ce blog : « le contemplatif n’est pas voyeur, son regard est gratuit ».

    Pour répondre à ton dernier paragraphe, je ne regrette jamais le temps que je passe sur le blog car j’ai toujours vécu au rythme de mes envies. Quand j’ai envie de faire de l’affût, j’y vais. Tout simplement. Il est arrivé, à de très rares reprises, que la rédaction d’un article ait été vécue comme une contrainte. Mais tellement rarement ! Celui qui m’imposera un rythme que je n’ai pas choisi n’est pas encore né !

  21. « Les animaux qui chassent en courant sont grégaires. (…)
    Les animaux d’affût sont solitaires. »

    (Rhétorique spéculative)

  22. De longues heures d’affût, c’est ce qu’il faut à ce jeune prodige pour réaliser des images extraordinaires.
    Fouillez sur internet avec le nom de ce Hongrois de 21 ans, Bence Máté, ou regardez déjà sur ce site…
    http://www.matebence.hu/
    :heart:

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