J’ai toujours aimé cette phrase de Linné, ce grand naturaliste Suédois qui a donné un nom latin, universel, à un grand nombre d’espèces animales et végétales : « Nomina si nescis, perit et cognito rerum ». En d’autres termes : « Si tu ne sais pas les noms, c’est la connaissance des choses elle-même qui disparaît ».
Une phrase à rapprocher peut-être de celle qu’écrivait Marcel Trillat, il y a quelques semaines, dans Libération : « Ce n’est pas que la classe ouvrière n’existe plus, c’est qu’on ne la nomme plus. »
Un beau sujet de réflexion.
Super ! Je ne connaissais pas le nom de mon voisin. Je vais vite aller le traiter de tous les noms. Je dirai que c’est Dupdup qui m’a donné l’idée !
Ça me fait penser qu’il y a une réelle difficulté à nommer correctement les « choses » d’une façon générale.
Il y a tout le travail de communication des conseillers, lobby-istes et politiques d’envergure nationale qui vise finalement à tromper le citoyen. Ainsi récemment la rigueur est-elle devenue revalorisation, etc. La liste est longue.
C’est un travail de forme apparemment anodin mais qui est à l’œuvre depuis bien des années : les sourds sont devenus malentendants et nous des mal-comprenants… ex-cons !
Le modèle théorique de la communication élaboré par Shannon est donc évidemment exploité par les pros de la communication. Selon cette théorie, grosso modo, un message est transmis d’un émetteur (E) au récepteur (R).
Même dans un message simpe et clair, les mots ne revêtent pas la même signification pour E et R. Bien des discussions, des débats ou des conflits ne portent d’ailleurs que sur le code employé.
Il est donc intéressant de constater que pendant que certain s’écharpent au sujet du code, ce qu’il recouvre n’est pas pour autant devenu différent.
Ainsi en est-il sûrement du terme « biodiversité » qui a déjà fait couler un peu d’encre de blog… suscité de nouvelles situations de communication.
Je trouve particulièrement intéressant et enrichissant de trouver le mot qui convient : soit parce que le terme à la mode ou usuel est « dénaturé », soit parce qu’un autre est plus précis, convient mieux. Je regrette énormément pour cette raison le fameux Alain Rey qui causait dans le poste encore l’année passée. Mais sa disparition n’est pas un hasard… il avait des « choses » à dire !
Et comme l’annonce le sujet de cet article, c’est déjà un acte politique que d’appeler un chat « un chat »… à moins qu’il ne s’agisse encore de science, de rigueur et d’objectivité comme le suggère la référence à Linné ?
Au fait c’est quoi un ouvrier ? Je ne connaissais pas ce terme et j’en suis tout « chose » !
Test pour démonstration de gentillesse !
Mon épitaphe sera t-elle bleue ?
Nominalisme vs Réalisme : tu réveilles là (judicieusement) une querelle vieille du Moyen-Age !!!
Si on reprend l’exemple botanique :
Qui connaît le mieux la plante, celui qui est capable de la nommer ou celui qui ne le peut pas mais reconnaît son odeur, sa couleur, son goût, sait où et quand elle pousse, ce qui lui est favorable et nuisible et l’utilise pour mille usages ?
Excuse-moi, Vincent, mais ta question est tordue (à mon sens), car si le 2e a développé un tel lien avec elle, il est hautement probable qu’il l’ait nommé (même si ce n’est pas du nom universellement partagé).
Certes, HB, certes… mais un nom qui n’est pas partagé par d’autres est-il vraiment un « nom » (dans le sens on on l’entend ici) ?
Le nom latin de la plante (pour poursuivre l’exemple) ne dit certes rien sur la plante (ou pas grand chose) mais il la relie à toute une histoire, tout un savoir longuement et laborieusement élaboré… et partagé.
NOMINALISME
Toute doctrine qui considère que les idées générales n’ont d’autre réalité que les mots qui servent à les désigner. C’est affirmer que seuls les individus existent, et qu’il n’est de généralités (ou d’universaux, comme on disait au Moyen Age) que par et dans le langage. Le nominalisme s’oppose ainsi au réalisme (au sens du réalisme des idées, tel qu’on le voit chez Platon ou Guillaume de Champeaux), et ce dès l’Antiquité : « Je vois bien le cheval, disait Antisthène, mais non la chevalité ». Il se distingue aussi du conceptualisme, pour lequel les idées générales n’existent que dans notre esprit, mais sans se réduire purement et simplement aux signes qui servent à les désigner. Cette dernière distinction est pourtant moins fondamentale : nominalisme et conceptualisme ont en commun d’affirmer l’existence exclusive des individus, du moins en dehors de l’esprit humain, ce qui explique que la frontière, entre ces deux courants, soit souvent floue (les spécialistes discutent encore, par exemlple, pour savoir si Guillaume d’Occam était nominaliste ou conceptualiste), alors qu’ils s’opposent frontalement, l’un et l’autre, au réalisme des idées.
Le nominalisme sera la doctrine de Roscelin, au XIe siècle, ou de Guillaume d’Occam, au XIXe, mais aussi de Hobbes, Hume et Condillac, comme en général, et jusqu’à aujourd’hui, de la plupart des empiristes. Si les idées n’existent pas en elles-mêmes, il en découle qu’on ne peut rien connaître que par l’expérience, et que la logique elle-même n’est qu’une langue bien faite (elle n’est agencement d’idées que parce qu’elle est, d’abord, agencement de signes). Le matérialisme, dans une autre problématique, s’y reconnaît également. Si tout est matière, les idées ne sauraient exister en elles-mêmes : elles n’existent que dans un cerveau et par la médiation des signes qui permettent de les désigner. Le matérialisme, de ce point de vue, est un nominalisme radical et moniste : il n’existe que des individus, et ils sont tous matériels.
(Dictionnaire philosophique, PUF, 2001)
Ne pas confondre, donc, le réalisme qui s’oppose à l’ du réalisme qui s’oppose au nominalisme.
Le premier porte sur la nature du monde, le deuxième sur la nature des idées.
Ainsi, le réalisme est nominaliste (au niveau des idées) et l’idéalisme est réaliste.
Oulah… C’est vite chiant la philo… Et ça n’a surtout rien à voir avec le sujet de l’article de Bernard !
Ok, j’insiste pas (j’me suis d’ailleurs saoûlé moi-même sur le coup)
Juste un détail : il manque idéalisme derrière le l’… de mon précédent commentaire (fin de la 1ère ligne).
Une petite anecdote sur le nom des choses, et sur l’incompréhension qu’il peut en résulter.
Lors d’un séjour en Grèce, nous avions remarqué que la conversation grecque était souvent ponctuée d’un mot, « tipota », sans que l’on parvienne à comprendre ce que cela voulait dire.
Ayant lié connaissance avec des grecs, nous leur avions posé la question … en anglais, eux ne parlant pas français.
Réponse : « it means nothing », ce que nous avons traduit par « cela ne veur rien dire » quand il fallait comprendre (nous l’avons su plus tard) « cela veur dire ; rien ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose!!
Je suis à part ça d’accord avec l’importance de nommer les choses; toutes les civilisations l’ont compris et pratiqué. C’est la symbolique de la création du monde dans la Bible (Dieu crée chaque chose et leur donne un nom) mais aussi des civilisations indiennes ou pygmées, pour qui les choses n’existent pas tant qu’elles n’ont pas été nommées (révélées par le nom).
C’est aussi l’affaire de la poésie : le langage sert à révéler les choses que nous ne pensions pas exister.
Et qui existe, qui ne reçoit pas un nom dans toute famille? Le nom donne par là la place des choses, dans le temps et dans l’espace.
Mais il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet passionnant.
L’exemple de Brin d’paille sur la signification des mots illustre bien la difficulté en la matière car moi, avec ce mot grec, mon esprit tordu et mal placé aurait sûrement entendu « tripota » !
Vous souvenez-vous que dans le roman, 1984 de Georges Orwell, le régime totalitaire de l’Océania a adopté le « novlangue » comme langue officielle. Cette langue est d’une telle simplicité lexicale (et syntaxique) qu’elle empêche toute idée subversive.
Certains mots ont même un double sens, comme par exemple :
Canelangue qui, qualifiant un opposant signifie verbiage et qualifiant un membre orthodoxe du parti signifie éloquence.
En linguistique, Edward Sapir (1884-1939) avait énoncé :
« Le fait est que la « réalité » est, dans une grande mesure, inconsciemment construite à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde avec d’autres étiquettes. »
Par exemple,
En français : Un Américain sera presque toujours compris par « un habitant des États-unis d’Amérique ».
En espagnol : Un Americano signifiera toujours « un habitant de l’ensemble du continent américain », ceci dû au lien culturel entre l’Espagne et les pays hispanophones du continent américain.
Notre Américain courant se traduira en Espagnol par « estadounidense », traduisible en « Étasunien », utilisé, mais plus rarement qu’« Américain ».
J’ai le lointain souvenir d’avoir appris qu’en langue Inukitut (un des dialectes inuits), il existait plus de 10 mots différents (14 ?) pour désigner la neige.
Mais nul besoin de se confronter à des étrangers pour constater que nous n’utilisons pas tous la même langue, que nous n’appartenons pas au même groupe, et que l’échange est difficile.
Pour moi, les choses n’ont pas besoin du langage pour exister. Ou plutôt, le monde.
Il était là avant nous… et sera là après. (Seules les religions pensent le contraire, ou font semblant de le croire)
Le langage n’est à mon sens qu’un « double » du monde qui le découpe justement (et artificiellement) en objets. Il est comme une carte : il permet de s’y retrouver (ou de s’y perdre !!!) mais il n’est pas le monde !
Il lui arrive certes d’approcher la vérité, mais le monde n’a que faire de cette vérité (concept qui n’a de sens que dans l’univers abstrait du langage), il se contente d’être… réel !
Confondre les deux est la source de beaucoup de soucis (notamment de conflits souvent sanguinaires).
Accorder trop de foi (j’emploie ce terme à dessein) au langage est à mon sens une marque d’orgueil humain… trop humain !
Je ne suis pas sûr que cette conception d’un monde où il y aurait d’un côté l’humain avec le langage et toute sa problématique, et d’autre part une nature vierge et sans langage qui pourrait très bien se passer de lui puisse avoir une quelconque réalité. Quand au début de la Génèse il est dit: « Au début était le verbe… », je ne pense pas que ce soit par pure imbécillité; au contraire, la question de la création est ainsi placé au coeur (et à l’origine )de toute chose, et sans langage, pas de création possible. Moralité: l’homme est manifestation du principe créateur de et dans l’univers et en reste indissociable quelque soit l’avis de la science contemporaine qui a beau jeu de vouloir interpréter la dualité homme-nature comme une réalité qui puisse établir une dissociation réelle entre l’un et l’autre, l’homme pouvant disparaître sans gêner quoique ce soit de la tranquille nature enfin débarrasser de cet importun qui fout le bordel en n’en faisant qu’à sa tête. Je pense vraiment que le langage, plutôt qu’un « double du monde », est le monde dans son principe de création perpétuel, et que nous en sommes les heureux et malheureux dépositaires.
Isidore, ça veut dire quoi exactement pour toi « pas de création possible sans le langage » (qui me semble au coeur de ton raisonnement). Tu peux préciser, stp ? Je ne vois en effet pas trop ce que tu entends par là.
(J’ai l’impression qu’on est là en plein dans l’éternel conflit matérialisme/réalisme vs idéalisme/spiritualisme. Ne cherchons peut-être pas à le résoudre, ni même à nous convaincre. Qu’on parvienne à simplement s’entendre serait en effet déjà pas mal !!!)
Pour préciser de mon côté mon point de vue, si l’on considère (comme j’aime à le croire) que l’homme est un corps (avant d’être une pensée), considérer que son langage est un « double » du réel ne revient pas à le dissocier de la nature, bien au contraire !
Qu’est-ce que ça veut dire pour moi « pas de création possible sans le langage » ? Bonne question, Vincent. Je vais essayer d’y répondre après la lecture de « Condition de l’homme moderne » de Hannah Arendt qui tombe à pic. Je vais traiter cela sous plusieurs angles différents pour essayer de circonscrire la question centrale du langage et de la création.
Tout d’abord, la question du temps, sous jacent au raisonnement que tu tiens « l’homme est un corps avant d’être une pensée »; »le monde était là avant nous…et sera là après »: il s’agit du temps linéaire avec un début et une fin, une chronologie d’évènements antérieurs et postérieurs…bref le temps de l’histoire humaine ou plutôt celui qui ne concerne que l’homme puisqu’il l’a justement inventé pour s’arracher aux cycles perpétuels de la nature et sortir de l’éternel recommencement des rythmes organiques pour lesquels la notion de vie et de mort ne se pose jamais puisque du point de vue de la nature la vie est immortelle au travers de son passage pérpétuel d’un organisme éphémère à un autre, la question de l’individu ne se posant jamais comme élément pertinent. L’ homme, en créant le temps linéaire crée en même temps l’Histoire qui est et restera l’histoire de l’humanité uniquement. Chaque fois qu’on essaye de projeter ce temps des hommes sur les phénomènes de la nature, on s’égare, à mon avis, car on essaye de projeter un problème purement humain dans une sphère où il ne se pose plus. Chercher l’origine de l’univers, inventer une chronologie des phénomènes naturels, n’a pour moi aucun sens dans la mesure où il ne s’agit là que de pure anthropocentrisme établissant une confusion là où il est bon de garder la dualité pour pouvoir continuer à réfléchir efficacement. Et pour passer de l’homme-nature, soumis totalement aux cycles de la nature à travers son propre corps, à la pure nécessité vitale, à l’homme-humain, créateur et artisan de sa propre histoire et émmancipé de la fatalité de l’éternel recommencement des cycles naturels, il a fallu le langage nécessairement. Pourquoi ?
Parceque, premiérement, il n’est pas difficile aujourd’hui de connaître et d’expérimenter personnellement une existence totalement soumise au cycle de l’éternel recommencement, autrement dit, à la fatalité de la Nécessité. Il suffit de vivre comme la plupart d’entre nous: métro, boulot, dodo; en bref, la vie de travailleur comme la société « moderne » l’a promus comme idéal de vie. Hannah Arendt parle d' »animal laborans » pour cette part de nous même uniquement soumise aux lois de la Nécessité et qui se voit préoccupée à tout instant des moyens éphémères d’assurer sa subsistance en produisant sans cesse ce qui sera aussitôt consommé dans ce rythme sans fin du déroulement mécanique des processus de vie. Elle nous rappelle qu’à l’Antiquité ceci incombait aux esclaves et que on ne commençait à devenir humain qu’à partir du moment où on parvenait à s’arracher à cette fatalité de l' »animal laborans « en devenant citoyen et en participant activement à la seule vie totalement humaine, celle qui peut révéler la plénitude d’un être, la « viva activa », la vie politique, celle qui crée l’Histoire et qui permet d’atteindre l’immortalité, seule réponse humaine à la dissolution dans les cycles de la nature où l’individu n’a aucun moyen d’échapper au non sens d’une existence purement mécanique vouée à la simple subsistance de l' »animal laborans ». La vie d’absolue servitude de l’esclave correspondait à la vie pré-humaine de l’homme non émancipé du temps cyclique de la nature. C’est, à peu près celle du travailleur d’aujourd’hui, si on y réfléchit bien, au moins dans la conception productiviste du travail asservie à une fatalité qui ne s’appelle plus « Nature » mais « Impératifs Economiques ».
Et, deuxièmement, il est alors passionnant de savoir (sic. Hannah Arendt) que » être politique, vivre dans la « polis », cela signifiait que toutes choses se décidaient par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence. Aux yeux des Grecs, contraindre, commander au lieu de convaincre étaient des méthodes pré-politiques de traiter les hommes: c’est ce qui caractérisait la vie hors de la « polis », celle du foyer et de la famille, dont le chef exerçait un pouvoir absolu, ou celle des empires barbares de l’Asie, dont on comparait le régime despotique à l’organisation de la famille ». Nous voilà donc de nouveau du côté de la parole comme acte de l’être politique, celui qui crée le monde des hommes, le seul, en dehors de la nature et libéré d’elle, où il puisse réaliser sa nature humaine.
Voilà, à travers ce parcours dirigé par la pensée d’Hannah Arendt, j’ai essayé de toucher à ce qui fonde, pour moi, le rapport intime et nécessaire entre le langage et la création, l’un n’allant pas sans l’autre dans ce mouvement de nécessaire création du monde des hommes pour que l’humain puisse exister en échappant aux limites de son assujettissement à la Nature.
Merci pour ce développement qui expose bien la cohérence du point de vue.
Je perçois, au premier abord, deux dangers majeurs à cette position (qui me confortent, du coup, dans le choix d’une option plus « matérialiste ») :
– si l’humanité est un but à atteindre (plutôt qu’une condition initiale), tout le monde n’en fait pas partie. Il y a du coup forcément des « sous-hommes » (ceux qui restent collés à leur état de nature). Il ne fait généralement pas bon vivre dans des régimes fondés sur ce « noble idéal » quand on est handicapé, femme, métèque, travailleur manuel, etc…
– la volonté farouche d’émancipation de la Nature, si elle a pu avoir un sens à une époque, n’est-elle pas aujourd’hui allée trop loin (ou en train d’en prendre le chemin) ? N’est-elle pas la cause de beaucoup de nos soucis et inquiétudes légitimes ?
Dans Le Figaro magazine du 6 janvier 2007, Alain-Gérard Slama écrit que « les deux valeurs cardinales sur lesquelles repose la démocratie sont la liberté et la croissance ». C’est une définition parfaite du libéralisme. A ceci près, bien sûr, que l’auteur prend soin d’appeler « démocratie » ce qui n’est, en réalité, que le système libéral, afin de se plier aux exigences définies par les « ateliers sémantiques » modernes (on sait qu’aux Etats-Unis on désigne ainsi les officines chargées d’imposer au grand public, à travers le contrôle des médias, l’usage des mots le plus conforme aux besoins des classes dirigeantes). Ce tour de passe-passe, devenu habituel, autorise naturellement toute une série de décalage très utiles. Si, en effet, le mot « démocratie » doit être, à présent, affecté à la seule définition du libéralisme, il faut nécessairement un terme nouveau pour désigner ce « gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple » où chacun voyait encore, il y a peu, l’essence même de la démocratie. Ce nouveau terme, choisi par les ateliers sémantiques, sera celui de « populisme ». Il suffit, dès lors, d’assimiler le populisme (au mépris de toute connaissance historique élémentaire)* à une variante perverse du fascisme classique, pour que tous les effets désirables s’enchaînent avec une facilité déconcertante. Si l’idée vous vient, par exemple, que le Peuple devrait être consulté sur tel ou tel problème qui engage son destin, ou bien si vous estimez que les revenus des grands prédateurs du monde des affaires sont tellement indécents, quelque chose en vous doit vous avertir immédiatement que vous êtes en train de basculer dans le « populisme » le plus trouble, et par conséquent, que la « Bête immonde » approche de vous à grands pas. En « citoyen » bien élevé (par l’industrie médiatique), vous savez alors aussitôt ce qu’il vous reste à penser et à faire.
*Engels tenait ainsi les populistes russes pour « les seules personnes qui aient jusqu’à présent fait quelque chose en Russie » (lettre à V. Zassoulitch du 23 avril 1885) ; et l’on sait que Christopher Lasch considérait la tradition populiste américaine (de William Cobbett à Martin Luther King) comme la composante la plus précieuse de l’esprit démocratique radical. Pour mesurer l’ampleur de la désinformation imposée par les ateliers sémantiques et leurs « politologues », il suffit d’imaginer ce qui se passerait si, du jour au lendemain, les Musées nationaux décidaient de réserver le terme d’Impressionnisme à la seule peinture soviétique de l’époque stalinienne, et n’exposaient plus sous ce nom que des tableaux d’Alexandre Guerassimov ou de Boris Koustodiev. Une seule chose est sûre : notre brillant personnel médiatique n’y verrait que du feu.
(L’empire du moinde mal, essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007)
Sur l’idée du langage en tant que carte (double) du monde, cette citation placée par Umberto Eco en exergue de son « Fragment de Cacopédie » intitulé : DE L’IMPOSSIBILITE DE CONSTRUIRE LA CARTE 1:1 DE L’EMPIRE
« … En cet Empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges des Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Etude de la cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, ils l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’aute trace des Disciplines Géographiques. »
(Viajes de Varones Prudentes de Suarez Miranda, livre IV, chap. XIV, Lérida, 1658, cité par Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l’infamie, « Et caetera », Paris, Bourgesoi, 1985)
Je ne saurais trop conseiller la lecture de cet essai (pas très long : sept pages seulement !) tout aussi drôle qu’impertinent (par l’allégorie qu’il sous-entend). Il est publié dans Comment voyager avec un saumon, Nouveaux pastiches et postiches (Grasset, 1992).
En voici la conclusion :
« Premier corollaire : Chaque carte 1:1 reproduit toujours le territoire de manière infidèle.
Deuxième corollaire : Au moment om il réalise sa carte, l’empire devient irreprésentable.
On pourrait observer qu’avec le second corollaire, l’empire réalise ses rêves les plus fous, en devenant imperceptible pour les empires ennemis, mais par la force du premier corollaire, il se rendrait aussi imperceptible pour lui-même. Il faudrait postuler un empire qui acquiert une conscience de soi en une sorte d’aperception tranascendantale de son propre appareil catégoriel en action : mais cela impose l’existence d’une carte dotée d’autoconscience, laquelle (si jamais elle était concevable) deviendrait à ce stade l’empire lui-même, si bien que l’empire céderait son propre pouvoir à la carte.
Troisième corollaire : Chaque carte 1:1 de l’empire entérine la fin de l’empire en tant que tel et c’est donc la carte d’un territoire qui n’est pas un empire »
Ne me dites pas que ça n’a rien à voir avec le sujet lancé par Bernard ! Pour moi, c’est en tout cas pile le coeur de la réflexion qu’il invitait à engager ! Mais bon…
C’est quoi, au juste Vincent, ma « position »? Et c’est quoi ton « option plus matérialiste »? A quel sujet ?
Ben… à ce que j’en ai perçu (et compris) ta « position » pose le langage (ou le Verbe, l’esprit, le logos, la pensée, l’Idée,…) comme premier (en chronologie comme en valeur) : « le langage est le monde dans son principe créateur ». Elle peut ainsi être dite spiritualiste.
Mon option plus matérialiste pose les choses dans l’autre sens (de bas en haut, en quelque sorte) : le langage est second, il vient s’ajouter au monde, tente de le « doubler » mais n’y parvient jamais. C’est la matière qui est dès lors première, en chronologie comme en valeur.
(Ce sont les mots et eux-seuls, soit dit en passant, qui font soit dit naître ce genre de distinction radicale.)
Ça ne te convient pas, formulé ainsi ?
Nous ne saurons jamais si la pensée est une imposture, et ceci est providentiel.
(Cool Memories V, Galilée, 2005)
Dans ses Cool Memories V, Jean Baudrillard dit aussi que « La pensée est cette lame invisible qui décide de la séparation des corps » et je crois beaucoup (j’admets que ce n’est qu’une « croyance ») à cette conception du langage qui seul établit des frontières, des limites aux choses, donc des oppositions.
Le monde – à mon sens – est en soi continu donc inconnaissable. La pensée (le langage, plutôt) en établit une représentation dans une matrice discontinue (avec des mots séparés) qui définit artificiellement des « choses » supposées distinctes les unes des autres.
Cet outil qu’est le langage (et la pensée qu’il autorise) est extrêmement utile et puissant… mais il devient cependant très dangereux quand on y prête trop de foi, quand on se laisse prendre au jeu, quand on confond le modèle et la copie, quand on finit par croire que c’est lui qui est (et détient) la vérité.
…Quand on finit par croire, pour prendre un exemple radical, qu’un être humain (ou je ne sais quoi d’autre : une abeille, un potiron, le peuple, l’île de Texel, Nicolas Sarkozy,etc…) existe. Mais quand on y regarde bien, sincèrement, la « chose » être humain (en tant qu’entité propre, isolable de son environnement, avec des frontières bien définies), ça n’existe pas. Ce n’est qu’une convention (artificielle) de langage, qui fonctionne tant qu’on y regarde pas de trop près.
Objectivement, vous les placez où ses frontières à l’être humain ? Même en les plaçant à son corps physique (semble-t-il objectivement borné) ça ne « tient » pas : que faire de sa chaleur et de tous ses rayonnements qui s’étendent bien au-delà ? du gaz carbonique qu’il émet (en respirant, en consommant de l’énergie…) ? Et en deça, à partir de quand ce qu’il ingère devient « lui » ?
Ce (dé)raisonnement fonctionne évidemment pour tout autre exemple.
(Pour ceux qui me lisent encore – j’ai le sentiment qu’il n’y en a plus beaucoup – et se posent toujours la question formulée précédemment par Christophe et Bernard : peut-être est-ce dans cette conception-là – sourde et profonde – que se trouve la base des positions que je prends souvent en discutant ici et qui agacent parfois par leur obstination a toujours relativiser ce qui me semble être une foi trop aveugle dans le simple artifice du langage)
Fort intéressant et trop riche de développements possibles, ce que tu viens d’exprimer Vincent… On aura bien l’occasion de renouer le fil de la conversation lors d’un autre article de Bernard.
Si l’on en croit les travaux, entre autre de François Jullien, la philosophie chinoise (qui s’est plus occupée des relations que des substances) s’est moins laissée piégée par le langage que la philosophie occidentale (qui a fait, en gros, le contraire, donc accentué – plus que contré – le travers).
(…) Les conceptions de l’être humain qui occupent le terrain philosophique dans la tradition européenne ne situent pas la vérité en soi dans la relation, mais dans l’individu ou dans l’ordre transcendant auquel celui-ci est rattaché. (…)
(« Be yourself ! » Au-delà de la conception occidentale de l’individu, Mille et Une Nuits, 2006)
(…) Le primat ontologique de la relation sur le sujet individuel (qui invite à penser ce dernier, non plus comme une « substance », mais comme un « pôle » dont l’identité, toujours complexe, est d’abord « narrative ») reste, en effet, impensable tant que l’on se tient à l’intérieur du cadre essentiellement monadologique de la philosophie occidentale moderne (de ce que Marx appelait ses « robinsonnades »). (…) Le problème change de nature, au contraire, dès que la génèse des affects et des valeurs en vient à être pensée à partir de l’intersubjectivité (de « l’entre-nous » comme l’appelle François Jullien), c’est-à-dire à partir des systèmes de relations qui précèdent (et rendent possible) tout processus de « subjectivisation ». (…)
(L’empire du moindre mal, essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007)
(…) Dans l’état de fusion totale, une mère n’aura même pas besoin de parler pour que son enfant agisse, parce qu’elle lui parle à l’intérieur de lui. Dans la fusion, la proximité est terrible parce que quelqu’un a pris le pouvoir sur quelqu’un d’autre. La distance, qui n’est peut-être qu’une ligne de démarcation, est faite avec le couteau de la parole. C’est le langage qui empêche l’anthropophagie de la fusion. (…)
*
(…) C’est attristant d’ignorer le nom de ce qu’on aime. C’est un rien de malancolie pure. Quand on le connaît, le nom vient se poser délicatement dans notre esprit comme un oiseau sur notre main. Nommere ce qu’on aime, c’est l’aimer encore mieux, c’est un surcroît d’amour, et c’est ce que j’essaie d’apprendre aujourd’hui. Mais cela ne me suffit pas : je rêve de nommer la rose avec la langue qui est la sienne, et pas seulement avec les mots courants. (…)
(La lumière du monde, Gallimard, 2001)