Il y a deux mois, j’étais dans la rue à Paris. Une fille marchait devant moi, en train de parler dans son portable. J’entendais quelques bribes de sa conversation, ça m’a gêné un peu (enfin, à peine) mais comme il y avait derrière moi un mec qui parlait lui aussi, plutôt fort d’ailleurs, j’ai gardé une équidistance entre les deux. J’ai saisi aussi quelques bribes venant de derrière. Ce n’est pas facile de suivre deux conversations à la fois. Sauf que là, je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas de deux conversations mais d’une seule. Le mec qui était derrière s’est rendu compte que sa copine était à quelques mètres devant lui, il lui a dit au téléphone, elle s’est retournée et tous deux ont éteint leur portable. Petite scène amusante des temps modernes !
Enfin un vrai fou dans la rue – quelqu’un qui n’a pas besoin de téléphone cellulaire pour parler tout seul.
(Jean Baudrillard, Cool memories V, 2000-2004, Galilée, 2005)
Et si on essayait ça : il est dans la nature même du cellulaire d’enfermer?
Nouvelle silhouette urbaine : l’homme immobile au coin de la rue avec son téléphone cellulaire, ou tournant sur lui-même comme un fauve avachi, tout en parlant sans discontinuer dans le vide. Insulte vivante à tous ceux qui passent. Seuls les fous et les alcooliques peuvent ainsi bafouer l’espace public et parler dans le vide, mais eux du moins sont branchés sur leur délire intérieur. Tandis que l’homme cellulaire impose à tous, qui n’en ont que faire, la présence virtuelle du réseau, qui est l’ennemi public n°1.
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Un jour il n’y aura plus dans la rue que des zombies, les uns avec leur téléphone cellulaire, les autres avec leur casque audio ou leur visière vidéo. Tous seront simultanément ailleurs. Ils le sont déjà. Jusqu’ici on pouvait s’isoler intérieurement, désormais on peut s’isoler extérieurement – c’est le for extérieur. A l’enfermement carcéral succède l’enfermement mobile du réseau, comme à la rigidité cadavérique succède la souplesse cadavérique de l’homme-transfert, de l’homme protéiforme, du « camaléon » selon Nietzsche.
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On pouvait imaginer d’enterrer les morts avec leur portable, afin qu’on puisse les contacter dans l’autre monde. Cette fiction s’est trouvée dramatiquement réalisée : sur les corps carbonisés de l’incendie de la discothèque de Göteborg, les téléphones mobiles sonnaient encore.
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Cet homme avec son téléphone mobile franchit le seuil de l’exposition. Le téléphone sonne. Il parcourt toute l’exposition sans un regard, vrillé à son oreille interne. Il parle, et vous regarde comme si vous étiez au bout du fil. Il regarde quelqu’un à qui il ne parle pas. Il parle à quelqu’un qu’il ne voit pas. Finalité sans fin du téléphone sans fil.
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Avec le téléphone mobile, on ne parle plus de bouche à bouche, mais d’oreille à oreille. Et l’oreille n’est plus celle de l’ouïe et de la voix, c’est celle du terminal sensoriel. Phase ultérieure de la colonisation électronique de tous les sens : la tactilité, la digitalité (des écrans) susbtitué au toucher, la pellicule susbtituée à la peau, le visuel susbtitué au regard, le commandement vocal susbtitué à la voix, et tous les palpeurs virtuels, y compris érotiques, substitués au corps et à la sensualité. Seuls l’odorat et le goût, semble-t-il, n’ont pas encore subi cette métastase informatique.
(Cool Memories IV, Galilée, 2000)
COMMENT NE PAS UTILISER LE TELEPHONE PORTABLE
Rien de plus facile que d’ironiser sur les utilisateurs de téléphone portable. Toutefois, il faut savoir à laquelle de ces cinq catégories ils appartiennent. Au premier chef, viennent les handicapés, fussent-ils légers, contraints de rester en liaison constante avec un médecin ou le SAMU. Louée soit la technologie qui leur offre cet instrument salvateur. Ensuite, on a ceux que les lourdes charges professionnelles obligent à accourir à la moindre urgence (capitaines des pompiers, médecins de campagne, transplanteurs d’organes en attente de cadavre frais). Pour ceux-là, le portable est une dure nécessité, vécue sans joie.
Tertio, les couples illégitimes. C’est un événement historique : ils peuvent enfin recevoir un appel de leur partenaire clandestin sans que la famille, la secrétaire ou les collègues malveillants interceptent la communication. Il suffit que seuls elle et lui (ou lui et lui, ou elle et elle, les autres combinaisons éventuelles m’échappent) connaissent le numéro. Les trois catégories susdites ont droit à tout notre respect : pour les deux premières, nous acceptons d’être dérangés au restau, au ciné ou à un enterrement ; quant aux adultères, ils sont en général très discrets.
Suivent deux autres catégories à risque (le leur davantage que le nôtre). D’abord, il y a ceux qui ne conçoivent pas de se déplacer sans avoir la possibilité d’échanger des frivolités avec des parents ou amis qu’ils viennent de quitter. Difficile de les condamner : s’ils ne savent pas échapper à cette compulsion pour jouir de leurs instants de solitude, s’ils n’arrivent pas à s’intéresser à ce qu’ils font à ce moment-là, s’il sont incapables de savourer l’éloignement après le rapprochement, s’ils veulent afficher leur vacuité et même la brandir comme un étendard, eh bien, tout cela est du ressort d’un psy. Ils nous cassent les pieds, mais il faut comprendre leur effarante aridité intérieure, rendre grâces au ciel d’être indifférents d’eux, et pardonner (sans se laisser gagner par la joie luciférienne de ne pas leur ressembler, ce serait de l’orgueil et un manque de charité). Reconnaissons-les comme notre prochain qui souffre, et tendons l’autre oreille.
Dans la dernière catégorie, on trouve – au côté des acheteurs de faux portables, au bas de l’échelle sociale – ceux qui entendent montrer publiquement qu’ils sont sans cesse sollicités, consultés pour des affaires urgentissimes d’une éminente complexité : les conversations qu’ils nous infligent dans les trains, les aéroports ou les restaurants, concernnet de délicates transactions monétaires, des profilés métalliques jamais arrivés, des demandes de rabais pour un stock de cravates, et tant d’autres choses encore qui, dans l’esprit du téléphoneur, font très « Rockefeller ».
Or, la division des classes est une abominable mécanique : le parvenu aura beau gagner un fric fou, d’ataviques stigmates prolétaires lui feront ignorer le maniement des couverts à poisson, accrocher un Kiki à la lunettes arrière de sa Ferrari, un saint Christophe au tableau de bord de son jet privé, et dire qu’il va « au coiffeur » ; aussi n’est-il jamais reçu par la duchesse de Guermantes (et il rumine, se demandant bien pourquoi, vu qu’il a un bateau long comme un pont).
Ces gens-là ignorent que Rockefeller n’a aucunement besoin d’un portable, car il possède un immense secrétariat, si efficace que c’est à peine si son chauffeur vient lui susurrer deux mots à l’oreille lorsque son grand-père est subclaquant. L’homme de pouvoir n’est pas obligé de répondre à chaque coup de fil. Voire. Il n’est là pour personne. Même au plus bas de l’échelle directoriale, les deux symboles de la réussite sont la clé des toilettes privées et une secrétaire qui répond « Monsieur le directeur est en réunion ».
Ainsi, celui qui exhibe son portable comme symbole de pouvoir déclare au contraire à la face du monde sa désespérante condition de sous-fifre, contraint de se mettre au garde-à-vous au moindre appel du sous-administrateur délégué, même quand il s’envoie en l’air, condamné, pour gagner sa croûte, à poursuivre jour et nuit ses débiteurs, persécutés par sa banque pour un chèque en bois, le jour de la communion de sa fille. Arborer ce type de téléphone, c’est donc montrer qu’il ne sait rien de tout cela, et c’est ratifier son implacable marginalisation sociale.
(Comment voyager avec un saumon, Nouveaux pastiches et postiches, Grasset, 1997)