Les personnes âgées voient leur univers se rétrécir progressivement. Impossible d’échapper à ce destin impitoyable comme le rappelle si justement la chanson de Brel et sa célèbre « pendule au salon qui dit oui, qui dit non ». Mais il y a aussi les contrexemples ! Oh je sais, ils ne sont pas nombreux. Combien de personnes de 80 ou 90 ans sont encore habitées par une véritable foi en la vie et un enthousiasme sans limites ?
Depuis quelques temps, l’idée de faire un petit article sur ce thème me travaille. J’ai pensé écrire quelques mots à la mort d’Elisabeth Scharwtzkopf, chanteuse d’opéra décédée il y a peu de temps à près de 90 ans et qui m’avait fortement impressionnée par la force qui émanait d’elle. Et puis non, je n’avais pas suffisamment de choses à dire.
Et aujourd’hui, l’occasion de le faire m’est malheureusement donnée.
Monsieur Roger, nous étions tous deux, vous et moi, passionnés de nature et de musique et dès notre première rencontre, nos relations se sont nouées autour de ces deux thèmes. C’était il y a un peu plus de vingt ans.
Je me souviens avec émotion de cette soirée passée avec Guy et vous à attendre les blaireaux devant leurs terriers. Vos 80 ans passés ne vous avaient pas empêché de parcourir la forêt à la tombée de la nuit. Ces blaireaux, vous en rêviez depuis longtemps et ils sont venus. J’aurais été tellement malheureux qu’il en fût autrement !
Monsieur Roger, nous nous sommes rencontrés épisodiquement tous les deux ou trois ans, à l’occasion de vos rares venues en Franche-Comté mais chaque fois j’attendais ce moment précieux où nous pouvions parler de ces grands musiciens qui vous passionnaient : les grands romantiques du 19ème siècle mais aussi et surtout Rachmaninof dont vous parliez avec passion. Leurs partitions étaient votre pain quotidien et je regrette beaucoup de ne vous avoir jamais entendu à votre piano. Mais je crois que c’était un peu votre jardin secret. Vos yeux étaient toujours pétillants mais je leur ai souvent trouvé un éclat particulier lorsqu’il était question de musique.
Et puis le temps a passé. Je me souviens de ma visite, avec Joëlle, il y a trois ans je crois, dans votre maison de retraite en Belgique. L’un de vos cols du fémur vous avait lâché. C’est en parlant de Schubert et de Brahms que nous avons tous quitté la maison de retraite, vous sur votre fauteuil déambulant dans cette petite ville, votre famille, Joëlle et moi vous accompagnant pour aller dans un petit restaurant.
A plus de 90 ans, vous aviez aménagé votre salle de bain de la maison de retraite pour qu’elle puisse accueillir votre piano. Je vous entends encore dire « avec mes doigts plein de rhumatismes, je n’arrive plus tout à fait à faire un octave complet, mais ça sonne à peu près pareil ». Toutes vos phrases étaient émaillées d’humour et je me dis souvent qu’on ne peut arriver à cette plénitude et à cette réussite de vie sans une forte dose d’humour.
Il y a trois ans, lors d’un petit repas chez moi, vous avez ri comme rarement j’ai vu rire quelqu’un. C’était un fou rire ! J’aimerais tellement entendre quelques jeunes de vingt ans rire de cette manière !
L’an passé, coup de théâtre ! Vous avez décidé, par grand froid, de quitter ce que vous appeliez votre « prison dorée ». Finie la maison de retraite ! A 93 ans, vous avez donc refait le chemin en sens inverse et vous êtes venu vivre de nouveau dans votre maison. Quelle force intérieure pour en arriver à une telle décision !
Monsieur Roger, vous aimiez les oiseaux. L’hiver dernier, vous avez tenu à voir les sittelles et les mésanges qui venaient manger dans la main. C’est la dernière fois où nous nous sommes vus. Votre humour, votre vivacité d’esprit, votre enthousiasme, votre sensibilité, tous ces ingrédients que vous portiez en vous, étaient intacts. L’âge semblait pour ainsi dire ne pas avoir de prise sur votre esprit.
J’aurais tellement aimé que d’autres vous connaissent aussi. Car vous aviez encore sûrement de formidables « leçons de vie » à donner. Vous étiez parti pour devenir centenaire. Mais le destin en a voulu autrement.
Le feu qui brillait au fond de vos yeux et qui vous animait s’est éteint mais ceux qui, comme moi, ont croisé votre chemin on reçu chacun une petite partie de la flamme.
Monsieur Roger, merci pour cette lumière qui m’accompagnera longtemps !
Allez… raconte-nous en davantage !
On a tous envie, j’en suis sûr, de le connaître un peu plus… d’en faire nous aussi notre ami !
(Que ce ne soit pas cette pécadille qu’est la mort qui nous en empêche !)
…pécadille, pécadille…c’est vite dit !
Oui oui ! raconte-nous !
mais c’est vrai que tu nous le racontes si bien ce Monsieur Roger qu’on aimerait faire sa connaissance, dommage, trop tard…alors, Bernard, à toi de nous en dire plus, hein ?
Peccadille, la mort ? Donc une erreur sans gravité …
Effectivement, c’est vite dit. Si vite, même, qu’on dirait que c’est pour faire comme si cela n’existait pas. Et hop ! La mort éludée.
Ton texte extrêmement touchant, Bernard, contredit Brel qui a chanté :
Mourir cela n’est rien
Mourir la belle affaire
Mais vieillir… oh vieillir
La vieillesse de ton ami Monsieur Roger semble avoir été douce. En tout cas, ce qu’on sait déjà de lui peut atténuer un peu cette crainte que l’on a de vieillir. Ne pas renoncer à venir depuis la Belgique jusque dans notre région pour voir son ami nourrir les oiseaux dans sa main, c’est signe d’un sacré enthousiasme. Je connais des soi-disant jeunes qui ne le feraient pas.
Merci de nous transmettre ses leçons de vie.
Merci de nous parler de Monsieur Roger.
Merci de t’adresser à Monsieur Roger.
« Peccadille » parce que lorqu’on est fortement attaché à quelqu’un, elle ne change rien à la puissance du lien.
« Laissons les morts enterrer les morts » disait l’autre, « …et les vivants maintenir vivant ce qui en l’autre sera éternellement vivant », aurait-il pu rajouter.
Cela choque-t-il autant que ça ?
Deviendrais-je provocateur même malgré moi ????
« Mon père était devant moi comme un livre précieux. J’apprenais à vivre en le lisant. La mort, gantée de blanc comme ces bibliophiles qui manipulent des livres d’enluminures, l’a refermé puis elle l’a rangé sur une étagère d’ombre, très loin de moi, trop haut. Son absence fait un deuxième livre encore plus lumineux que le premier. »
« La mort est innocente de tous nos maux. J’ai vu des gens, par goût de la puissance, changer de coeur en une seconde. C’était bien plus terrible qu’une mort et cela faisait tomber sur la vie une nuit bien plus dure. Il y a une écharde de néant dans note coeur – la mort l’arrache d’un coup. »
« La mort et la vie sont si nouées l’une à l’autre que je ne comprends pas pourquoi on a inventé deux mots pour dire un seul éblouissement »
(C. Bobin, Une bibliothèque des nuages, Lettres vives, 2006)
Excusez-moi de ne pas répondre pour l’instant à tous vos propos, ce n’est pas trop mon genre habituellement mais je suis un peu débordé de boulot. Je vais juste mettre en ligne demain un article sur les papillons que j’ai préparé depuis une semaine. Pour le reste, je répondrai dans quelques jours quand tout se sera un peu tassé.
Continuez le débat sur la mort, c’est déjà passionnant !
J’aime beaucoup la remarque de Vincent sur la puissance du lien.
J’aime aussi énormément les extraits de Christian Bobin.
Non, Vincent, ce n’était ni choquant, ni provoquant. Je voulais simplement relever qu’on peut tous essayer de faire des pirouettes pour tenter de ne pas affronter cette grande peur.
Est-ce que je paraîtrais choquée, même malgré moi ?
J’ai vu une pièce de théâtre la semaine dernière qui traitait de la folie, ou, plus précisément des Troubles Obsessionnels Comportementaux. Lors du débat qui a suivi, l’auteur nous a expliqué avoir travaillé à partir de travaux de psychiatres. Il a appris que la quasi la totalité de ces troubles étaient liés à l’angoisse de la mort.
Ce soir, je viens de voir une autre pièce de théâtre où un comédien cite Alberto Giacometti qui aurait dit : « Être né pour mourir… cela me fait bien rire ».
L’idée de la mort intimement liée à la vie pour ne faire plus qu’un tout me paraît être la seule manière de rendre acceptable le fait que l’on sache que l’on va mourir. Qu’en penses-tu, Bernard, en tant que naturaliste (ça te va, si je te « traite » de naturaliste ?)
Extraordinaire le texte de Bobin ! Dis Vincent, tu nous parleras un jour de tes correspondances avec lui ?
Ton texte est super beau Bernard ! poétique, émouvant, … beau quoi !
Merci !
Monsieur Roger,
Beaucoup des lecteurs de ce blog aimeraient en savoir beaucoup plus sur vous. Mais que pourrais-je ajouter d’autres ? Car finalement, je m’aperçois que je ne sais pas grand chose de votre vie.
Nos conversations ont toujours tourné autour des musiciens romantiques, leurs oeuvres pour piano, la nature (notamment les oiseaux), le jardinage et un peu l’actualité. Mais j’ignore tout de votre vie professionnelle. Car finalement vous parliez très peu de vous et vous étiez quelqu’un qui avait beaucoup de pudeur et qui était très discret. Si discret même que j’ai un peu hésité à faire un article à propos de votre mort, pour ne pas entacher la pudeur que vous manifestiez dans vos relations avec moi.
Ce qui m’a poussé finalement à écrire cet article, c’est bien le désir de raconter à mes amis qu’il existe quelques personnes qui « vivent » avec un grand V, malgré leur âge et l’approche de la mort, et que le fait même de rencontrer de telles personnes est une expérience unique qui peut permettre à chacun de vieillir plus légérement.
Et j’ajouterais que ce n’est pas un hasard si vous avez eu cette vieillesse passionnée, elle n’a été probablement que le reflet de ce qu’a été votre vie toute entière, une vie faite de musique, de nature mais aussi de relations avec votre famille. Ces passions qui ont marqué votre vie étaient si fortes qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elles s’émoussent et vous quittent, l’âge venant.
Bien sûr, les derniers temps n’ont pas été très rigolos pour vous, les amis de votre âge étant disparus depuis longtemps. La dernière fois que je vous ai vu, en novembre dernier, vous vous demandiez en quoi la vie pouvait encore avoir de l’intérêt (c’est d’ailleurs peut-être la seule fois où vous m’avez fait une confidence de cet ordre) Il y avait déjà un peu de lassitude en vous, vous aviez jusque là vécu pleinement la vie à pleines dents mais elle ne pouvait plus vraiment vous apporter d’autres satisfactions. Alors, à quoi bon !
Le vieux chêne peut braver le temps très longtemps et paraître dans la force de l’âge jusqu’à la dernière extrémité, mais il arrive forcément un moment où la force qui l’animait disparaît très rapidement. Et l’arbre bascule. Et vous avez basculé !
Les extraits de Bobin, certes sont jolis, séduisants (em-« bobin »-ants), mais je suis d’accord avec Nico, les mots de Bernard sur le sujet sont les plus « beaux », dans le sens de « justes, simples et vrais ».
Ils réussissent en tout cas le tour de force de nous faire rencontrer quelqu’un qui vient pourtant de nous quitter. Vivant, il était mort, du moins pour nous qui l’ignorions. Mort, il renaît par la grâce de quelques mots.
Méfie-toi quand même, Bernard, on commence l’air de rien par rescuciter les morts… et on finit chef de secte, voire créateur de religion !
On naît tout seul… on meurt tout seul… et entre temps on fait parfois de belles rencontres
Léo Ferré, lui, a dit : « On naît tout seul, on meurt tout seul. Entre les deux, il y a des faits divers ».
Bernard,
J’ai été très émue de ton témoignage vis à vis de mon beau-père; dans tes mots, j’ai senti sa présence avec beaucoup d’acuité.
Je suis étonnée de l’intérêt qu’il suscite sur ton blog; c’est curieux, mais dans les questions, les remarques, les liens que font les gens, c’est encore lui qui apparaît, en filigrane.
Ainsi sur les pirouettes que l’on invente pour éviter d’affronter ce qui effraie; « Monsieur Roger » avait eu à traverser de grandes épreuves, l’une étant la guerre et la captivité qui l’avaient beaucoup marqué, et il répugnait à en parler. Sa pirouette était alors de dire « l’homme est un loup pour l’homme » et tout était dit.
C’était un poète, un sensible, qui s’extériorisait peu … sauf quand il avait un petit coup dans l’aile (ça lui arrivait!). Et là il pouvait prendre des fous-rires!
Il avait un certain don d’imitation, combien de fois ne nous a-t-il pas fait rire avec les « personnages » hauts en couleurs de la famille ou les petits travers des gens!
Pessimiste, il s’était trouvé un refuge dans la musique, le jardinage, le vélo, la contemplation de la nature, et quelques amitiés fidèles. Et aussi la couture, son premier métier!
Très pudique, il n’en avait pas moins le sens de l’humour, et aimait la compagnie des dames (sauf si elles étaient trop bavardes!); jamais il ne passait devant une dame, toujours il saluait en ôtant son chapeau … autres temps, autres mœurs!
Deux anecdotes à propos des dames, qui l’illustrent bien.
Se promenant sur la digue à Wissant, l’air de rien, croisant une jeune femme, il a ce commentaire : « Jolie silhouette! ». Il avait plus de 80 ans!
Et peu de temps avant sa mort, ses fils s’étant absentés quelques minutes, me retrouvant seule avec lui, il me regarde avec malice, les yeux riant de la bonne blague à venir et me dit : « Enfin seuls! ». Cela nous a bien fait rire.
S’il doit nous laisser une leçon de vie, c’est de vivre modestement, d’avoir et de cultiver ses passions, de s’émerveiller de petites choses, de conserver son humour …
Son amitié avec toi a beaucoup compté, il nous l’a dit souvent.
Merci pour cette belle évocation.
J’ai souvent remarqué que les personnes agées avaient beaucoup d’humour, un magnifique humour. Est-ce pour supporter plus facilement l’idée de vieillir ?
Des « Monsieur Roger », il y en a plein, mais on ne sait pas les rencontrer.
Tu as eu cette chance et ça, personne ne pourra te l’enlever.
Ce Monsieur Roger aura toujours sa place dans un coin de ton coeur … il est donc encore un peu de ce monde.
Je te rassure, les jeunes aussi peuvent avoir le fou rire.
En tout cas, ça nous est arrivé avec mes enfants quelquefois et même une fois avec Cécile, la copine de Jonathan.
Le fou rire qui libère, qui défoule mais qui en même temps est douloureux :
mal aux joues, mal au ventre, les yeux qui pleurent … et ne plus pouvoir s’arrêter, ne plus contrôler.
Ca ne fait rien, on en redemande quand même !
Je me rappelle d’un fou rire -nerveux certes mais fou rire quand même – au moment où l’on a mis mon grand-père dans son cercueil. Ma grand-mère a embrassé mon grand-père une dernière fois et a dit « ah, mais il est tout froid », plusieurs fous rire ont alors éclaté !
Emouvant.
Ce beau témoignage remet dans ma mémoire bien des figures aînées de ma famille. Je ne serais que l’ombre de moi-même avec la seule éducation de mes parents, sans les longues heures passées à rire, parler, jouer au scrabble, lire aussi, questionner la science (déjà !) et fouiner dans les vieilleries qui ont traversé les continents avec leurs migrants, leurs mystères.
Sûr que la souffrance de la guerre qui a marqué la génération de Monsieur Roger a conduit beaucoup de ceux qui ont survécu à une grande humilité, l’humour en étant un versant bien agréable.
Nous devons bien remercier les aînés pour le temps qu’ils nous ont consacré et leurs paroles sybyllines aux jeunes oreilles.
Il faudra au tour de ceux qui atteindront la taille d’un arbre, bien de la patience, beaucoup l’amour et sans doute aussi le rire pour émanciper ceux qui sont sans famille, qui n’ont pas vécu cette chance, pour donner à son tour des graines d’arbres aux enfants.
Je n’ai pas connu Monsieur Roger, mais finalement, je le reconnais bien !
Comme le dit Richard Desjardins dans une de ses chansons : « Ce qui n’est pas donné est perdu… »
Christophe, j’ai remarqué que seuls les vieux qui ont de l’humour vieillissent bien.
Oui, et ça leur fait de merveilleuses rides !
Et vive les rides parce qu’une grand-mère sans ride n’est plus une vraie grand-mère. Et un beau visage bien ridée, qu’est-ce que c’est beau !
Oups ! un visage bien ridé sans « e » !
Oui, il y a sans doute des points communs entre cet article (que j’ai relu avec beaucoup d’émotion) et l’article « il y a de bien belles rides » écrit plus tard.
Bien bel hommage que celui ci