DISCOGRAPHIE DE BOB DYLAN (1)
Me voilà donc parti dans une aventure qui va durer quelques années, au rythme d’un article tous les mois. Merci à Anne et Vincent qui vont me suivre dans ce truc un peu fou. Merci aussi à mon ami Jean-Louis qui écrit « à tours de bras », et avec beaucoup de talent, des traductions des textes de Dylan. Les lecteurs de mon blog pourront en profiter dès le prochain article au début juin.
Avant de parler du premier album, qui s’intitule tout simplement Bob Dylan, parlons un peu de Dylan en cette année 1961. Dans les derniers jours de décembre 1960, le jeune Robert Zimmermann, qui n’a pas encore vingt ans, venait d’arriver à New York avec sa guitare et son harmonica, et dans la tête la musique des joueurs de country, de rock ‘n roll et de blues qui avaient nourri son adolescence. Il venait de quitter subitement l’université, sans un regard en arrière, s’inventant même un passé (il racontait qu’il n’avait pas connu ses parents, était un vagabond, avait été forain …) et quittant son nom pour prendre celui de Bob Dylan (en référence au poète Dylan Thomas).
Dès son arrivée à New York, Dylan fit plusieurs rencontres décisives avec son idole, le grand musicien Woody Guthrie, alors mourant sur son lit d’hôpital. Pendant ses premiers mois au Greenwitch Village, Dylan rencontre des gens qui vivent en marge de la société : poètes, musiciens, activistes politiques … La vie au Village y est intense, la musique folk est en train de s’y imposer, comblant le vide laissé par la quasi-disparition du rock ‘n roll.
Le soir, dans les cabarets, le jeune Dylan a l’occasion de monter sur scène (par exemple en première partie de John Lee Hooker) et d’y jouer la musique qu’il aime. C’est là que deux hommes reconnaissent aussitôt le génie qui est en lui : Robert Shelton, journaliste au New York Times, et surtout John Hammond, « découvreur de talents » (c’est lui qui a découvert Billie Holliday, Benny Goodman et Count Basie). En très peu de temps, l’histoire de Dylan s’emballe, il obtiendra un contrat d’enregistrement de cinq ans et entrera dans les studios de Colombia dès octobre pour y enregistrer son premier disque, bouclé en quelques jours seulement.
Nous voici donc à ce premier opus (on peut cliquer ici pour écouter des extraits de 30 secondes de chacune des chansons de l’album). Le premier disque de Dylan contient avant tout des reprises d’autres musiciens, à part deux compositions personnelles. Dylan y égrène tour à tour des blues, des chansons country, du gospel avec une maîtrise sans égale. On sent que Dylan s’est nourri de toutes ces musiques, qu’il en est l’héritier direct. C’est une véritable éponge qui a emmagasiné tout ce qu’il a entendu au cours de son adolescence (Hank Williams, Little Richard, Big Joe Williams … l’ont profondément marqué) mais aussi depuis qu’il a commencé de cotoyer les musiciens de Greenwitch Village. Les blues que chantent Dylan sont de vrais blues que les meilleurs bluesmen ne renieraient pas, les spirituals qu’il chante sont de vrais spirituals (et d’ailleurs Josh White qui est l’auteur de In my time of dyin’ figurant sur cet album a reconnu que la version de Dylan était supérieure à la sienne).
Mais ce qui me plait le plus dans ce premier disque, c’est l’énergie qui se dégage de l’ensemble et la hargne avec laquelle Dylan attaque la plupart des chansons. Il chante les textes avec beaucoup de foi, avec la même conviction qu’un bluesman noir (la maison de disque Vanguard Records avait d’ailleurs refusé d’enregistrer Dylan, jugeant que sa musique était trop « viscérale », ce que l’on comprend aisément à l’écoute de ce disque). Le rythme de la plupart des chansons est très rapide, le dialogue guitare/harmonica donnant à l’ensemble un côté parfois endiablé. Il me semble qu’on ne retrouvera dans aucun des disques ultérieurs de Dylan cette symbiose entre guitare, voix et harmonica (symbiose qui apparaît à de nombreuses reprises sur le disque, notamment dans la chanson Baby, let me follow you down). Du haut de ses vingt ans, armé d’une fougue de jeune cheval, Dylan donne l’impression de partir à l’assaut du monde avec une foi inébranlable. Ce disque est habité par un sentiment d’urgence, c’est pour moi l’impression la plus forte de ce disque.
Notons que la chanson House of the rising sun qui figure sur ce disque fut reprise par les Animals qui en feront le tube que l’on connaît (en France, Johnny Halliday la reprendra sous le titre les portes du pénitencier). La chanson est une complainte qui raconte l’histoire d’une femme que l’on mène à la prostitution. Contrairement à l’usage qui voulait que lorsqu’un homme reprenait une chanson de femme, il devait changer le genre du texte, Dylan a laissé les paroles au féminin.
Ce disque ne contient que deux compositions originales de Dylan. La première Talking New York est ce qu’on appelle un Talking-blues, une forme ancienne de blues née à la fin des années 20, dans laquelle le discours est presque parlé sur un accompagnement très simple à la guitare. Le texte est déjà du Dylan classique, il y développe un humour sarcastique à l’égard des métiers de la musique :
Or, comme je chemine en ce monde
Je vois un tas de drôles de gens
Les uns vous volent avec un six-coups
Les autres avec un stylo-plume…
La deuxième composition originale de Dylan, Song to Woody est née de la rencontre entre Dylan et Woody Guthrie, alors sur son lit de mort. Dylan a écrit cette chanson au bar d’un hôtel (habitude qu’il prendra par la suite, beaucoup de grands textes de Dylan ont été griffonés dans des cafés). Beaucoup d’émotion se dégage de cette chanson.
Dans ce premier disque, Dylan a mis toute sa foi pour nous faire découvrir les chansons traditionnelles de blues, gospels et country qui l’ont marqué. Mais il nous livre aussi ses deux premières compositions qui sont déjà du « vrai Dylan » et qui préfigurent les disques qui allaient suivre. Robert Shelton a d’ailleurs écrit : « le premier album était le testament d’un Dylan et le signe avant-coureur d’un nouveau Dylan ». Effectivement, lorsque le disque paraîtra en mars 62 (cinq mois après les séances d’enregistrement qui datent de novembre 61), Dylan regarda ce premier disque comme quelque chose faisant partie du passé, sorti d’un vieux tiroir. Il était déjà passé à une autre étape de sa vie.
Le disque se vendit mal (5 000 exemplaires seulement). Le producteur John Hammond s’était-il trompé de cheval ? Dans Greenwitch Village, Dylan fut surnommé avec dédain « la lubie de Hammond ». Mais Dylan préparait déjà ce qui allait être son premier « coup de maître », le disque mythique « Freewheelin’ Bob Dylan » dont je parlerai dans le prochain article qui paraîtra au début juin.